Le Monde + Magazine - 31.08.2019

(Kiana) #1
il estcomme ça...

6—PatrickModiano.


parphilippe ridet–illustrationdamien Cuypers

Et soudain,unE odEur dE cartablEEtdEfEuillEs
mortEs, unE légèrE tristEssE...Normal, c’est
la rentrée, ça pince toujours un peu–et
Patrick Modiano s’apprêteàpublier,à74 ans,
débutoctobre, son 29eroman,Encre
sympathique,chez Gallimard, comme tous
les autres.Tous les deux ans ou presque,
sa nostalgie donne rendez-vousàlanôtre.
Un nouveau roman?Onenentend certains
ricaner :«C’est toujours le même...L’ histoire
d’un type qui arpente les rues désertes de Pa-
ris, qui s’interroge sur son identité et qui fuit


devant tout risque d’identification. »C’est
vrai, ilyadeça. DepuisLa Place de l’étoileen
1968, chacun de ses livres s’arrime au précé-
dent pour tenter de sécuriser un édifice fragile
comme un château de cartes. Il faut aussi
compter avec les étaisdedimensionsinfé-
rieures (quatre pièces de théâtre, quatre scéna-
rios,deux dizaines de chansons, des préfaces).
«Another brick in the wall »,chantaient
les Pink Floyd.«Encore une petite briquette»,
se dit le Prix Nobel de littérature 2014 à
chaque nouvelle livraison d’un ouvrage aussi

mince et élancé que lui. Cependant, on voit
bien que le sens est de plus en plus ténu, que
le ressassement guette, que l’inattention par-
fois nousdétourne. Mais nous sommes
incapable de nous en passer.Modiano, ou
la drogue douce de nos automnes. Le récit
s’effiloche, la trame se détend;onvoit le jour
au travers. Il faut tendre l’oreille pour perce-
voir la fameuse«petite musique ». En 1969,
il yacinquante ans, il parlait déjà dans
leMagazine littérairedu«sentiment qu’[il]a
toujours eu de ne pouvoir s’accrocheràquelque
chose de stable».C’est un peu notre cas, mais
c’est notre kif!Qui peut diredutac au tac dans
quels romans ilacroisé Mickeydu Pam-Pam?
Et Henri de la Palmira?EtBéjardy?Ah, zut,
on le savait!Mais c’est comme ces rêves dont
on croit qu’on s’en souviendraet qui–pfuitt!–
s’évaporent au réveil comme une goutte d’eau
sous le cagnard.
Encre sympathique...Déjà ce titre!Étrange
qu’il ne l’ait pas trouvé plus tôt, tant il illustre
sonstyleàlalimite de la dissolution,àmoins
qu’il ne le gardât comme un atout dans sa
manche pour couronner une œuvre dont les
contours se diluent. Le sens s’est fait buée
comme dans le bain turc deLa Grande
Vadrouille.Àprésent nos souvenirs de ses
romans sont comme les siens:tranchants
comme un silex ou évanescents comme
du tulle. Caramba, nous voici modianisés!
Du coup, sachant que peu de mots suffisent à
ses fans pour reconnaître leur idole, les éditions
Gallimard ont laissé fuiter trois phrases de son
nouveau roman, pour les appâter.Pas une de
plus :«Etparmi toutesces pagesblanches
et vides, je ne pouvais détacher les yeux de
la phrase qui chaque fois me surprenait quand
je feuilletais l’agenda:“Si j’avais su...”
On aurait dit une voix qui rompait le silence,
quelqu’un qui aurait voulu vous faire une
confidence, maisyavait renoncé ou n’en avait
pas eu le temps.»Modiano enalâché une
autre dans un court entretien :«Elle lui expli-
querait tout.»C’est la dernière phrase d’Encre
sympathique.Consulté, un ami dont la ferveur
modianesque n’a plusàêtre démontrée a
confié, sûr de son verdict :«Çaal’air vrai-
ment trop bien.»

Encresympathique...

Déjà ce titre!Étrange qu’il


ne l’ait pas trouvé plus tôt,


tant il illustre son style à


la limite de la dissolution.

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