Le Monde + Magazine - 31.08.2019

(Kiana) #1
0123
SAMEDI 31 AOÛT 2019 international| 5

Au Mali, les enfants­soldats


rescapés tentent de se reconstruire


A Bamako, un centre recueille les victimes enrôlées par les groupes armés


REPORTAGE
bamako ­ correspondance

F


il en coton et aiguille à la
main, Salamata (les pré­
noms ont été changés)
apprend à coudre. « Je
suis en train de faire un nappe­
ron », explique­t­elle en levant la
tête, face à sa formatrice. En 2018,
cette adolescente ivoirienne de
16 ans était bien loin des cours de
couture, de l’hébergement et du
soutien psychologique que lui
fournit aujourd’hui le centre Ka­
nuya, à Bamako. Un lieu qui, de­
puis 1992, a accueilli plus de
13 000 enfants des rues et victi­
mes des guerres qui ont secoué
la sous­région.
En 2018, Salamata pensait réus­
sir à emprunter le même par­
cours que certains de ses cama­
rades avaient testé plus tôt.
« L’aventure », comme disent les
jeunes ouest­africains pour qua­
lifier leur migration vers l’Eu­
rope. La destination finale envi­
sagée par Salamata était la
France. Mais la guerre, qui per­
siste au nord du Mali depuis
2012, et ce malgré l’accord de
paix d’Alger signé en 2015, a mis
un terme aux espoirs de vie
meilleure de la jeune fille. Em­
barquée dans un camion avec
quatre autres jeunes Ivoiriens
par un passeur, elle se fait enle­
ver. Elle restera captive pendant
plusieurs semaines.

« J’ai vu des viols et des morts »
« Des hommes armés, aux visages
masqués, nous ont enfermés dans
une prison. Il y avait plus de vingt
personnes : des migrants, des jeu­
nes et des enfants. (...) Je les ai vus
forcer des prisonniers à s’entraî­
ner, à tirer avec des armes. (...) Ils
ont aussi fait du mal aux filles. J’ai
vu des viols et des morts. Moi, j’ai
eu de la chance », raconte­t­elle.
Depuis sa fuite au printemps,
elle est prise en charge au centre
Kanuya : hébergement, nourri­
ture, formations agropastorales,
cours de français et d’arabe et,
surtout, soutien psychologique.
Ce centre est le seul de la capitale
malienne à accueillir d’anciens
enfants­soldats ayant combattu
au sein des groupes armés du
nord et du centre du Mali. Il fonc­
tionne en grande partie grâce au
soutien de l’Unicef et de ses parte­
naires qui, depuis le début de l’an­
née, ont pris en charge 250 en­
fants, à Kanuya et dans trois
autres lieux d’accueil au Mali.
Malgré l’accord de paix de 2015,
les groupes armés du nord du
pays continuent à recruter des
mineurs. En 2018, l’ONU a pu con­
firmer le recrutement et l’utilisa­
tion de 109 garçons et de 5 filles.
Les trois quarts de leurs recru­
teurs appartiennent aux coali­
tions qui ont signé le texte : la Pla­
te­forme et la Coordination des
mouvements de l’Azawad (CMA).
Pour ces enfants­soldats du Mali,
la situation semble se dégrader
au fil du temps. Selon les Nations
unies, ils étaient deux fois moins
nombreux à avoir été enrôlés
dans ces groupes en 2017.
Mohamed (le prénom a été mo­
difié), 20 ans, a failli faire partie
de ces enfants­soldats. En 2012,
lorsque les anciens rebelles décla­
rent l’indépendance du nord du
Mali et prennent la ville de Gao,
l’adolescent n’a que 14 ans et boit
quotidiennement son thé avec
ses amis dans un garage, en at­
tendant qu’une opportunité éco­
nomique se présente. « Ils m’ont
proposé de les rejoindre. Chaque
jour, ils donnaient de l’essence et
de l’argent aux jeunes de Gao pour
les convaincre. Moi, j’ai refusé. Je
me suis dit qu’il fallait que je parte
chercher de l’argent par mes pro­
pres moyens », explique l’adoles­
cent, sur le toit du centre Kanuya.

Pour fuir le chômage et la
guerre, il décide alors de quitter sa
famille et d’embarquer avec un
convoyeur de camion en tant
qu’apprenti. Comme Salamata,
Mohamed se retrouvera prison­
nier. Cette fois­ci au centre du
Mali, enlevé par les hommes du
terroriste Amadou Koufa, chef de
la katiba Macina, associée au
Groupe de soutien à l’islam et aux
musulmans (GSIM).
« Je faisais un convoyage entre
Nouakchott [la capitale de la
Mauritanie] et Léré [au Mali]. No­
tre véhicule est tombé en panne et
des hommes armés nous ont atta­
qués. Ils ont égorgé le convoyeur
devant mes yeux. Moi, ils m’ont
pris avec eux, pour faire de la mé­
canique. Ils m’ont mis une bâche
noire sur la tête et je suis resté six
ou sept mois avec les hommes de
Koufa, prisonnier dans une fo­
rêt », précise Mohamed.
Comme Salamata, Mohamed a
réussi à fuir, profitant de
l’absence des terroristes partis
combattre dans la zone. Après

trois jours de marche et de trans­
ports en commun, il rejoint Gao,
où il retrouve sa mère, qui le pen­
sait mort. A la radio, ils enten­
dent parler du centre Kanuya.
Mohamed y passera six mois
avant de retourner habiter chez
son oncle. « Je suis tellement con­
tent aujourd’hui... Parce que je
suis en vie », sourit l’adolescent,
qui se félicite d’avoir pu passer
son permis de conduire, grâce à
l’appui du centre d’accueil.
Habituée à recevoir les enfants­
soldats et les victimes de guerre
depuis les premiers arrivés à Ka­
nuya, issus des guerres civiles li­
bériennes et sierra­léonaises
dans les années 1990, Bernadette
Soucko, sa directrice, n’en de­
meure pas moins inquiète pour
l’avenir des enfants résidant
aujourd’hui au centre du Mali,
une zone où l’insécurité ne cesse
de se propager.

Silence et repli sur soi
« Nous n’avons jamais connu une
telle situation dans notre pays.
Les groupes armés se multiplient,
et en général, ce sont les enfants et
les jeunes qu’ils recrutent. Actuel­
lement, presque tous les enfants
victimes de guerre que nous
avons viennent du centre du
Mali », explique­t­elle, avant d’al­
ler vérifier en cuisine la prépara­
tion des repas de ses 74 jeunes
pensionnaires.
A l’étage du centre, Kassim Sa­
tara, le psychologue, sort d’une
armoire les dessins des enfants.
Sur certains, des kalachnikovs et
autres armes de guerre, du sang,
des bras coupés et des véhicules
militaires remplissent les pages.

« Le dessin est l’outil qui nous
permet de comprendre et d’aider
les enfants. Ce qu’ils n’arrivent pas
à nous dire, ils le mettent sur la
feuille. On appelle cela de la
projection », détaille­t­il en
feuilletant les dessins. Car lors­
qu’ils arrivent au centre Kanuya,
les enfants cachent leur trauma­
tisme derrière le silence et le re­
pli sur soi.
Certains ne resteront au centre
que quelques mois, d’autres plus
de dix ans. Le temps nécessaire
pour se reconstruire, et tenter de
reprendre leur enfance et l’école,
loin des armes et des morts.
Salamata, qui dit regretter son
départ en « aventure », contrariée
par cette guerre malienne dont
elle ne connaissait rien, a déposé
ses papiers auprès de l’ambas­
sade ivoirienne du Mali. Elle es­
père rentrer bientôt chez elle
pour reprendre l’école et retrou­
ver sa mère.
Mohamed, lui, est toujours à la
recherche d’un travail. Cela fait
aussi plus de six ans qu’il est sans
nouvelles de son cousin, enrôlé
par un ancien groupe rebelle du
nord du Mali au moment où, lui,
avait refusé de le rejoindre.
« Aujourd’ hui, je ne sais tou­
jours pas s’il est mort ou vivant »,
se désespère l’adolescent, avant
de revenir sur ce qu’il considère
être la cause principale de son
enrôlement, comme de celui des
autres enfants et adolescents au
Mali : « Tout ça, c’est à cause du
chômage. Il n’y a pas de boulot,
c’est pour cela que les jeunes ren­
trent dans ces groupes armés.
C’est l’argent qu’on leur propose
qui les trompe. »
morgane le cam

Le Liban craint


d’être entraîné dans


une guerre avec Israël


La tension est montée depuis des attaques
de drones contre le Hezbollah, allié de l’Iran

beyrouth ­ correspondance

S


ur une avenue de la ban­
lieue sud de Beyrouth, des
jeunes sont attablés dans
des cafés à chicha en cette soirée
du jeudi 29 août. Dans une rue voi­
sine, une mariée et son époux
dansent au son du tambour et des
youyous. Ces scènes se déroulent
à quelques centaines de mètres du
lieu d’une attaque de drones attri­
buée à Israël qui a visé, dimanche
25 août, ce vaste quartier résiden­
tiel, à proximité du bureau des
médias du Hezbollah, le mouve­
ment chiite libanais. La bête noire
de l’Etat hébreu.
Difficile d’imaginer, pourtant,
que Beyrouth redoute une nou­
velle guerre. Trop de violence et
d’instabilité sont passées par là
pour empêcher la vie de conti­
nuer. Mais chacun mesure que les
tensions ne sont pas retombées
depuis l’attaque, qu’Israël n’a pas
commentée. Le Hezbollah, allié de
Téhéran, promet une riposte. « Je
dis à l’armée israélienne aux fron­
tières (...), préparez­vous et atten­
dez­nous », avait menacé, diman­
che, Hassan Nasrallah, le chef du
Hezbollah, quelques heures après
l’incident. Le Conseil de sécurité
des Nations unies a mis en garde
jeudi contre le risque d’escalade.
Au Liban, le gouvernement, où
le Hezbollah est représenté, ainsi
que ses adversaires et ses alliés, a
fait le choix de l’unité nationale,
malgré les rivalités et les divi­
sions autour du Parti de Dieu, for­
mation politique et puissante
force armée.
« L’attaque menée par Israël
[dans la banlieue sud] est inédite
depuis la guerre de 2006 [qui avait
opposé le Hezbollah et Israël], tant
par son ampleur, par l’endroit qui
était visé – une zone densément
peuplée près de la capitale –, et par
le modus operandi : il ne s’agit pas
d’une opération cachée. Cette
agression a eu lieu sans aucune
provocation préalable du Hezbol­
lah », commente une source pro­
che de l’exécutif libanais.
Beyrouth ne veut pas d’une
guerre. Le pays traverse déjà une
crise économique. Le souvenir du
conflit dévastateur de l’été 2006,
durant lequel plus de 1 200 civils li­
banais avaient été tués, et nombre
d’infrastructures du pays détrui­
tes par l’aviation israélienne, reste
aussi un traumatisme.
« Le consensus libanais est logi­
que. Le moment est grave : une li­
gne rouge a été franchie avec l’atta­
que de dimanche. Elle marque un
changement de paradigme depuis
la guerre de 2006 », analyse une
source diplomatique européenne.
Mais des responsables politiques,
adversaires du Hezbollah, insis­

tent toutefois pour dire que la dé­
cision de guerre et de paix doit
être entre les mains de l’Etat.
Le Conseil supérieur de la dé­
fense a avalisé le « droit des Liba­
nais à l’autodéfense par tous les
moyens contre toute agression »,
après que le président Michel
Aoun a qualifié de « déclaration de
guerre » l’attaque aux drones dans
la banlieue sud. Mercredi, fait rare,
des soldats libanais ont ouvert le
feu à la frontière contre deux dro­
nes israéliens qui survolaient le
pays du Cèdre.
Mais c’est surtout sur le plan di­
plomatique que les autorités ten­
tent de désamorcer le risque d’un
embrasement. Le premier minis­
tre, Saad Hariri, comme le chef de
l’Etat, a intensifié les contacts.
« Nous demandons aux puissances
à même de dialoguer avec Israël et
avec l’Iran de faire pression afin
que les ripostes à venir soient con­
tenues. Puisque Israël a commis
une faute flagrante, c’est sur lui que
doivent s’exercer ces pressions.
Mais nous voulons aussi convain­
cre l’Iran que ce n’est pas le moment
de rentrer dans un conflit. Si une
guerre éclate, elle se régionalisera »,
explique la source proche du gou­
vernement. Des chancelleries
étrangères font de leur côté le tour
des responsables libanais pour les
presser de contenir le Hezbollah.

Riposte « proportionnée »
Par la voix de ses responsables, ce
dernier laisse entendre que sa ri­
poste, jugée inéluctable, sera
« proportionnée » et visera à ce
que les règles d’engagement de la
guerre, tacites depuis 2006, ne
soient pas modifiées. Le parti
armé, engagé militairement en
Syrie dans le camp prorégime,
« ne semble pas chercher la guerre
[avec Israël] maintenant », estime
la source diplomatique.
Beyrouth considère que les ré­
centes frappes menées par l’Etat
hébreu en Syrie, en Irak et au Liban
contre Téhéran ou ses alliés, en
pleine campagne pour les élec­
tions israéliennes de septembre,
s’inscrivent dans la confrontation
entre l’Iran et Israël. Ce dernier
cherche à contrer la montée en
puissance au Proche­Orient de Té­
héran et de ses alliés et dénonce
l’élargissement de l’arsenal mili­
taire du Hezbollah. Les tensions se
produisent aussi alors qu’une pos­
sible médiation entre Téhéran et
Washington s’esquisse, depuis
l’initiative du président français,
Emmanuel Macron, qui a accueilli
le ministre des affaires étrangères
iranien en marge du sommet du
G7 à Biarritz, du 24 au 26 août.
Jeudi, l’armée israélienne a ac­
cusé le Hezbollah de tenter de con­
vertir des roquettes en missiles de
haute précision. Le Times de Lon­
dres avait affirmé que les drones
tombés dimanche dans la ban­
lieue sud ciblaient un site de pro­
duction iranien – une « thèse » ré­
futée par notre source proche du
gouvernement : « Nous pensons
qu’une tentative d’assassinat d’un
haut responsable du Hezbollah a
eu lieu. » Espérant une accalmie, le
Liban garde les yeux rivés sur la di­
plomatie internationale.
laure stephan

Sur les dessins
des enfants :
des kalachnikovs,
du sang,
des bras coupés
et des véhicules
militaires

P O L O G N E
Donald Trump annule sa
visite à Varsovie
Le président américain a an­
nulé, jeudi 29 août, son
voyage prévu en Pologne en
raison de l’ouragan Dorian,
qui s’approchera ce week­end
des côtes de la Floride. Donald
Trump était attendu le 1er sep­

tembre à Varsovie pour les cé­
lébrations du 80e anniver­
saire du début de la seconde
guerre mondiale. Il avait an­
nulé un voyage prévu à Co­
penhague, début septembre,
et une rencontre avec la pre­
mière ministre danoise, cel­
le­ci refusant de vendre le
Groenland. – (AFP.)

MAURITANIE

ALGÉRIE

NIGER
BURKINA
FASO

CÔTE
D’IVOIRE

GUINÉE

MALI

400 km

Bamako

Léré
Gao

Au Liban,
le souvenir
du conflit
dévastateur
de l’été 2006
reste un
traumatisme

L’ONU prolonge d’un an ses sanctions


Le Conseil de sécurité de l’ONU a prolongé, jeudi 29 août, pour
un an, son régime général de sanctions imposées aux individus
contrevenant à l’accord de paix signé en 2015. « Ceux qui conti-
nuent d’entraver [sa] mise en œuvre feront face à des sanctions »,
a averti l’ambassadrice adjointe de la France à l’ONU, Anne Gue-
guen, dont le pays a rédigé la résolution. En juillet, le Conseil de
sécurité avait ajouté cinq noms à sa liste de Maliens sanctionnés
par des interdictions de voyages. Les attaques de groupes liés
à Al-Qaida ou à l’organisation Etat islamique se poursuivent,
auxquelles se mêlent des conflits intercommunautaires.
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