Chemise en
coto
nfroissé ,MHL par Margaret Ho
well. Pantalon en soie mélangée
,AMI
31 août 2019—Photos Alexandre Guirkinger pourMLemagazine du Monde
éline Sciamma murmure :«J’adore
ça.»Les yeux rivés sur l’écran,
elle observe les visages en gros
plan de Megan Rapinoeet des
autres joueuses américaines, rou-
gis par l’effort et crispéspar la
déterminationàgagner la finale
de la Coupe du monde de foot.
Ce dimanche7juillet, dans ce
café de Ménilmontant,àParis,
ouvert spécialement par le pro-
priétaire pour les«filles du foot»,
elle est heureuse de voir ces
joueusesàl’écran, que des petites
filles et petits garçons prendront
pour modèle, ces sportives dont
on commente enfin le jeu plutôt
que les cuisses.
Elles sont une quarantaine autour
de l’écran. Des femmes qui font
du cinéma, commeelle, et d’autres
qui n’en font pas, des connues
(l’écrivaineVirginie Despentes, la
réalisatrice Rebecca Zlotowski...)
et des inconnues, la plupart les-
biennes.Toutes jouent au foot.
Elles ont leur tournoi amateur,
la Coupe BernardTapine, qui voit
s’affronter Les Dégommeuses,
le FC Paris Arc-en-Ciel, les
Gouines Amannoul’Olympique
de Marcelle. Et puis Baston et
courtoisie, la formation de Céline
Sciamma, créée quand La Manif
pour tous remplissait les rues des
villes de France.«Onavai talors
besoin de parler,d’être en com-
munauté »,se souvient Anaïs
Couette, pilier de l’équipe.
Sur le grand écran, un nouveau
visage et une nouvelle exclama-
tion :«J’adore ça!Cesont des
images qui nous ont manqué,com-
mente la réalisatrice de 40 ans.
Des femmes concentrées, pas des
femmes qui sourient au bout de dix
secondes comme on en voit tou-
jours au cinéma. Des femmes au
travail. »Son nouveau film,
Portrait de la jeune fille en feu
(en salle le 18 septembre), s’emploieàmontrer l’une de ces femmes,
une peintre en 1770. Marianne (Noémie Merlant) marche les mains
dans les poches, fume, boit, peint, aime une femme (Adèle Haenel),
fait l’amour avec elle. Sur une île isolée en Bretagne, dans l’air chargé
d’iode, d’algues et de sable, elle semble très libre, comme anachro-
nique.«Marianne existait»,explique Céline Sciamma qui raconte
ici une histoire oubliée, celle des femmes peintres du xviiiesiècle.
Le 25 maidernier,lelong-métrageareçu le Prix du scénarioàCannes
(ainsi que la Queer Palm, décernéeàunfilm aux thématiques LGBT).
Six jours plus tôt, Céline Sciamma avait été longuement applaudie
au Grand ThéâtreLumière, avant même la projection qui saluait
son entrée en compétition cannoise. Le public de 18 00 personnes
ovationnait tout autant son parcours de cinéaste indépendante,
déjà auteure de trois films, que son engagement dans la défense
des femmes, de toutes les femmes. Dix-huit mois après le séisme de
l’affaireWeinstein, le geste ressemblaitàunélan de reconnaissance
pour celle qui dénonce le sexisme d’une industrie dominée par
les hommes et qui s’est pleinement consacrée ces deux dernières
annéesàporter le combat d’une plus grande parité dans le cinéma
avec le Collectif 50/50 pour 2020.«Jesais que je vis un moment impor-
tant,dit-elle aujourd’hui.Ça n’est pas toujours facile parce que j’ai
envi ed’être regardée comme cinéaste. Mais j’ai toujours milité dans
ma vie. Ça n’est pas sacrificiel. Ça m’aideàréfléchir.»Elle n’ignore
pasles malentendus que cela peut susciter.Elleaentendu des jour-
nalistes lui rapporter qu’«on»disait qu’elle avait été sélectionnée en
compétition«àcause de 50/50».Qu’est-ce qu’elle pouvait répondre?
«Non, je ne pense pas»,déclare en souriant celle dont tous les films
ont été présentés dans des festivals de premier plan–Cannes, donc,
et Berlin.Àlafindelaprojection, elleaété applaudie une seconde
fois.Dix minutes. Et là, se souvient son amie la productrice Marie-
Ange Luciani,«c’était une ovation énorme,une ovation pour le film.»
Le premier qu’elle ne peuple pas d’adolescents, comme l’entame
d’un nouveau cycle plus adulte.«J’ai pleuréen le découvrant, C’est
Titanic,lep rojet!dit son frère, Laurent Sciamma, comédien et humo-
riste.Pour elle, l’enjeu était énorme, décisif. Lui remettre un prix à
Cannes, c’était lui dire:tun ’es pas une outsider.»
À40ans et avec quatre longs-métrages en douze ans, Céline Sciamma
est une cinéaste qui travaille beaucoup mais sans empressement.
«Prendre son temps entre les œuvres, c’est respectueux.»Elle décrit des
années de notes éparses et de lectures quand elle rêve d’un film puis,
quand elle enadéfini les contours, des mois d’écriture solitaire.«On
peut lire les creux et les pleins de ma vie sur ma fiche IMDB(la base de
données de référence sur le cinéma)»,dit-elle. Douze années ont
passé depuis sa première Croisette. Elle était alors cette«jeune fille
timide, sérieuse, très intelligente»,selon les mots de sa productrice de
toujours Bénédicte Couvreur,venue présenterNaissance des pieuvres
dans la section Un certain regard, l’histoire des premiers émois d’ado-
lescentes pratiquant la natation synchronisée. Douze ans après, elle a
troqué sa timidité et sa robe de cérémonie contre un nouvel uniforme,
chic et androgyne (pantalon et veste sombres, lunettes aux verres
fumés) qui semble exprimer une confiance en elle et une assurance
nouvellement acquises. Pour Marie-Ange Luciani :«Elle est en train
de s’iconiser,àlaDespentes.»L’ auteure deKing Kong Théorieaime
beaucoup cette cinéaste devenue une amie, son humour et son«intel-
ligence en mouvement».Elle observe que«çafait longtemps que Céline
Sciamma est une icône dans le milieu queer».
Il suffitd’observer la foule qui compose la file d’attente de ses avant-
premières. Des grandes, des petites, des rousses, des aux cheveux bleus,
des vieilles, des jeunes, des seules, des en couple, des en groupe. Des
femmes qui se sentent enfin regardées. Christel Baras, sa directrice de
casting depuis ses débuts, se souvient de leur surexcitation en appre-
nant queNaissance des pieuvres,film de référence dans la communauté
lesbienne, cartonnait sur les sites de téléchargement illégal :«Tuperds
de l’argent avec ces téléchargements, mais on s’en foutait. Qu’est-ce qu’on
était heureuses!Pour les filles, les goudous dans la Creuse, pour la gamine
de 12 ans, seule, qui ne comprend
pas ce qui lui arrive...»ÀSaint-
Étienne, après la projection du
Portrait,deux couples se sont
attardés. Un de femmes–l’une
d’elles, le ventre rond, devait
accoucher dans quelques jours –,
un d’hommes.L’ un d’eux, boule-
versé :«Ons’identifie très fort
parce qu’on enavécu des histoires
d’amour impossibles. Peut-être
unpeu plus que les autres.»À
La Rochelle, de très jeunes gens
lui ont raconté avoir«grandi»
avecTomboy(2011),l’histoire
d’une fille de 10 ans qui se fait pas-
ser pour un garçon auprès de ses
nouveaux camarades d’école.
Elle aime ces conversations, ces
souvenirs d’adolescents encom-
brés par leur désir homosexuel
naissant. AdolescenteàCergy,où
elle vivait entre une mère femme
au foyer et un père informaticien,
elle était comme double. Elle
était cette fille«intense »et
«drôle»qui inventait des jeux
pour sa petite sœur Isabelle et son
petit frère Laurent. Ensemble, ils
ont«tourné»un film d’horreur
–elle tenait la caméra;inventé
une sitcomBrother and Sister
dont ils savent toujours fredonner
le générique;monté un roman-
photo en tricornes vénitiens...
Mais son frère se souvient qu’elle
était, aussi, cette«enfant précoce
qui arempli les silences»et qui,
dans son extraordinaire bavar-
dage, ne parlait que peu d’elle.
Elle fera son coming out«par
hasard»,vers 19 ans. Son frère
les revoit, tous les trois, autour
d’un repas avec leurs parents.
La discussion porte sur le mariage
d’un oncle. La jeune fille dit
ne pas pouvoiryaller,lacérémo-
niealieuàlamême date que
la Gay Pride. Finalement, le jour
de la noce, après la cérémonie,
tout le monde l’accompagnera
dans les rues de Paris.«Elle atou-
jour sentraîné les autres avec elle»,
observe son frère.
Elle est demeurée la meneuse,
celle qui anime les bandes et
qui suscite les enthousiasmes.
Elleainvesti cette énergie dans
50/50, le collectif féministe né
après le choc de l’affaireWeinstein.
Sciamma se souvient combien le
dessillement provoqué par
#metooétaitàlafois passionnant
et épuisant.«MeToo raconte
l’ensemble de (Suitepage 28)•••
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