Le sujet sur les minorités en ouvre un autre:celui de
ses racines.«J’ai constaté en Europe de l’Est que je
travaillais sur mes propres traces.»Alain Keler est
issu d’une famille de juifs polonais réfugiée avant la
guerreàClermont-Ferrand, ce qui n’a pas empêché
sesgrands-parents maternels et leur plus jeune fille
d’être arrêtés en 1943 et de mourir dans les camps.
Alain Keler photographie et filme intensément ses
parents depuis le milieu des années 1990, enregistre
leur voix aussi. Il les accompagne jusqu’à leur mort,
dans les années 2000, et même après. En 2014, il
réalise un film documentaire sur sa mère, rescapée
d’Auschwitz, qu’il nommeThe Last Journey.
Ses imagesfamiliales figurent dans un livre,Journal
d’un photographe,dans lequel il associe textes et images,
les reportages photo qui ont jalonné sa carrière et le récit
de sa vie privée, la grande actualité et le quotidien.
Quand on feuillette ce gros album de 360 pages, on
constate son obsession des minorités, des déplacés, des
gens qui ont perdu leur place,des sans-grade,des tordus
du monde, des fragiles et des invisibles. Disons-le, ce
n’est pas d’une gaieté folle, le tragique n’est jamais loin,
ycompris dans sa biographie, quand,à16ans, une
méningite le laisse trois jours dans le coma. Même ses
parents,photographiésàlap orte de leur maison en 2002,
apparaissent commedes exilés traqués.Il multiplie aussi
les reportages sur les Roms en affirmant que leur sort est
comparableàcelui des juifs d’avant-guerre. Il en tire un
film,Parias, les Roms en Europe(2011), un sujet qui
prend aussi la forme d’un roman graphique concocté
avec Emmanuel Guibert et Frédéric Lemercier,Des
nouvelles d’Alain(Les Arènes, 2011).
Le style photographique de Keler est classique.
Harmonieux, sans trop d’effets. Pas rentre-dedans non
plus –comme son caractère. Il privilégie les gens aux
lieux. Il dit :«Pour moi, la photo, c’est la mémoire,
garder des traces.»Du reste,il tient un blog,avec cette
formule pour exergue :«Que reste-t-il de notre mémoire
si ce n’est une photographie?»
Le festivalVisa pour l’image,àPerpignan, présente
une exposition de 56 photographies d’Alain Keler
tirées de sonJournal d’un photographe.Elle com-
mence avec une image de Mai 68,finit avec un portrait
d’ouvriers de l’usineWhirlpool,àAmiens,en 2017,lors
de la visite d’Emmanuel Macron pendant la cam-
pagne présidentielle. Cette photo prouve qu’Alain
Keler,à74 ans,n’entend pas décrocher.Ilest le doyen
de l’agence Myop,qu’il arejointe en 2008. Ilaleg oût
du collectif, aime dialoguer avec des confrères bien
plus jeunes,àcondition que chacun progresseàson
rythme. Ilaentrepris un long travail photo sur les
détroits dans le monde,ces lieux de passages devenus,
dit-il,«des murs pour les migrants».Onpeut aussi
tomber sur luiàParis, appareil dans les mains.«Tant
qu emes jambes me portent...»
«Alain Keler,Journal d’un photographe », FestivalVisa pour l’image,
couvent des Minimes, Perpignan. Jusqu’au 15 septembre.
Journal d’un photographed’Alain Keler,Éditions de Juillet, 2018.
D
ans les années 1970 et 1980,
Paris estlacaPitale mon-
dialedu photojournalisme.
Trois agences dominent le
marché–Gamma, Sygma,
Sipa. Leurs photographes
sont jeunes, talentueux,
débrouillards. Alain Keler
en fait partie. Son profil est commun:provincial, sans
diplôme, autodidacte, déterminé... Il s’ennuie à
Clermont-Ferrand, prend ses premières imagesà16a ns,
réalise quelques portraits de Claude François lors d’un
concert,est incollable en géographie,découvre le monde
en écoutant la radio, rêve de voyages sans retour,com-
mence par Istanbul, fait un premier boulot dans un labo
photo et entreàl’agence Sygma en 1975.
S’ensuit une vie de reportages aux quatre coins de la pla-
nète. Cette vie, il l’aime. Elle durera une vingtaine d’an-
nées.Il côtoie LechWalesa et le mouvement Solidarnosc,
suit la révolution iranienne, le conflit israélo-palestinien,
la révolte des étudiants deTiananmenàPékin,la famine
en Éthiopie, les guerres au Liban, au Salvador ou en
Tchétchénie. Le travail ne manque pas, les magazines
américains sont généreux, il gagne beaucoupd’argent,
achète un appartementàParis. Mais Alain Keler dégage
àl’époque un côtéàpart.Il est bienveillant,posé,un peu
timide,un peu torturé aussi,se pose pas mal de questions
sur son existence et sur son métier–autant de traits qui
forment un profil de loser dans un milieu où l’assurance
tient lieu de passeport. Il n’est pas une grande gueule et
n’estpasleplusperformant.Ilaimelenoiretblancquand
la couleur est la norme, préfère l’objectif 50 mm au télé-
objectif et au grand-angle.Il aimerait,comme son maître
Cartier-Bresson, photographier davantage les bas-côtés
des grands événements que leur fracas. Il regrette de ne
pas avoir étudié la philosophie,persuadé qu’il en aurait
tiré une«écriture visuelle plus riche».
Il n’est pas étonnant qu’Alain Keler prenne la tangente
du métier au début des années 1990. Quand le mur de
Berlin tombe, en 1989, il court sur place mais ce n’est
plus ça.Ses photos ne sont pas bonnes.Il n’est pas dans
le tempo.Il veut toujours partiràlap êche aux instanta-
nés mais avec plus de liberté, afin de creuser un sujet
sur plusieurs années. Non plus passer en coup de vent
mais revenir sur les lieux.Devenir un flâneur concentré.
Il quitte le monde des grosses agences cette même
année 1989 et cofonde une petite structure, Odyssey,
qui réalise des sujets«magazine»aux couleurs léchées.
«Une connerie. J’y ai perdu mon style.»
En 1993, il devient photographe indépendant et trouve
son sujet de fond:les minorités dans les pays de l’ex-bloc
communiste. Ses images en noir et blanc, peu spectacu-
laires, portées par des visages d’anonymes déplacés, ne
font pas un tabac dans les journaux mais elles lui valent,
en 1997, le prestigieux prix Eugene-Smith, doté de
20000 dollars,ce qui lui permet de creuser un peu plus ce
sillon et de publier ses reportagesdans un livre,Vents
d’Est(Marval, 2000). Alain
Keler/Myop
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MLemagazine du Monde —31 août 2019