Le Monde - 29.08.2019

(coco) #1

12 |


ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


JEUDI 29 AOÛT 2019

0123


La France résiste, l’Allemagne patine


L’économie française se montre plus résiliente face aux incertitudes extérieures que sa voisine d’outre­Rhin


V


oilà qui est plutôt de
bon augure pour la
rentrée économique
du gouvernement.
Après un G7 (clos lundi 26 août)
jugé réussi sur le plan diplomati­
que, la série d’enquêtes, publiées
mardi 27 août par l’Insee, a de
quoi prêter à un optimisme relatif


  • du moins, au regard des incerti­
    tudes généralisées qui planent
    sur la scène internationale.
    Si l’on excepte le commerce de
    détail, qui a baissé, le climat des
    affaires mesuré auprès des chefs
    d’entreprise est en effet resté sta­
    ble au mois d’août dans la plupart
    des secteurs, et ce, à un niveau su­
    périeur à sa moyenne historique.
    De même, la confiance des ména­
    ges s’est stabilisée à son plus haut
    niveau depuis fin 2017.
    Certes, les carnets de comman­
    des dans l’industrie sont bas et les
    patrons du secteur manufactu­
    rier ont réduit de cinq points
    leurs prévisions d’investisse­
    ments pour 2019 par rapport à
    avril. Mais ils prévoient toujours
    d’augmenter ces derniers de 6 %
    sur l’ensemble de 2019.
    « Dit autrement : ils n’ont pas
    sombré dans la sinistrose, et cela
    tranche avec ce que l’on observe
    dans le reste de l’Europe », cons­
    tate Philippe Waechter, écono­
    miste en chef d’Ostrum AM. « Ce
    n’est pas flamboyant, mais alors
    que l’économie de nos trois grands
    partenaires – Italie, Allemagne et
    Royaume­Uni – a stagné ou s’est
    contractée entre avril et juin, la
    France s’en sort un peu mieux »,
    ajoute Mathieu Plane, de l’Obser­
    vatoire français des conjonctures
    économiques (OFCE).


Un rythme de tortue
De fait, la situation de l’Allema­
gne est particulièrement préoc­
cupante. Face aux tensions com­
merciales, le moral de ses entre­
preneurs a plongé à son plus bas
niveau depuis fin 2012 en août,
selon l’enquête publiée, lundi
26 août, par l’institut Ifo. Pis, l’in­
dustrie allemande est quasiment
à l’arrêt, affectée par les nouvelles
normes écologiques dans l’auto­
mobile et par le ralentissement
chinois. « Les derniers chiffres
laissent penser que la décennie
dorée que vient de connaître l’Alle­
magne est terminée », s’inquiète
Carsten Brzeski, économiste chez
ING, à Francfort.
Au deuxième trimestre, son
produit intérieur brut (PIB) a re­
culé de 0,1 %, miné par le plon­
geon des importations (– 1,3 %),
alors que celui de la France a pro­
gressé de 0,2 %. Et l’écart devrait
se creuser encore ces prochains
mois : sur l’ensemble de 2019, la
croissance allemande ne devrait
guère dépasser les 0,5 %, selon la
Commission européenne, contre

1,3 % de ce côté­ci du Rhin...
Etrange retournement : long­
temps admirée comme la loco­
motive de l’économie euro­
péenne, l’Allemagne est désor­
mais désignée comme son
homme malade. A l’inverse,
l’élève moyen qu’est la France ap­
paraît mieux doté pour faire face
au ralentissement.
« Cela tient pour beaucoup au
modèle économique choisi par nos
deux pays », avance M. Waechter.
Au tournant des années 2000, ce­
lui d’Angela Merkel est entré dans
une longue ère de modération sa­
lariale, qui a dopé sa compétiti­
vité à l’international. Dans le
même temps, sa production in­
dustrielle s’est en partie déployée
en Europe de l’Est et, surtout, s’est
massivement tournée vers les
consommateurs asiatiques. La
France, elle, est restée centrée sur
sa demande intérieure (les dépen­
ses des ménages pèsent 55 % du
PIB), laissant son industrie douce­
ment décliner.
Résultat : aujourd’hui, près de la
moitié du PIB allemand dépend
des exportations, contre guère
plus de 30 % du PIB tricolore.

Quand le commerce mondial va
bien, la machine allemande fait
donc des étincelles, tandis que
celle de la France progresse à un
train de sénateur. Quand les
échanges internationaux ralen­
tissent, en revanche, le moteur al­
lemand cale... Et la croissance
française, fidèle à son rythme de
tortue, résiste un peu mieux.

Problèmes structurels
D’autant que la large taille de son
secteur public contribue à amor­
tir les chocs venus de l’extérieur.
« Nos voisins sont plus affectés
par les incertitudes secouant le
commerce mondial et par les
troubles politiques internes, dans
le cas de l’Italie et du Royaume­
Uni », résume M. Plane. Tout en
soulignant que l’investissement
des entreprises françaises a pro­
gressé de 1,2 % au deuxième tri­
mestre, et que les créations d’em­
plois sont restées dynamiques
(62 100 entre avril et juin).
Mais ce n’est pas tout. « Au total,
le gouvernement français a con­
cédé des mesures budgétaires de
près de 25 milliards d’euros en fa­
veur des ménages, soit 1 % du PIB,

essentiellement dans la foulée de
la crise des “gilets jaunes” et du
grand débat », calcule Daniela Or­
donez, économiste en chef France
chez Oxford Economics, dans une
note sur le sujet. Un coup de
pouce qui ne pouvait pas mieux
tomber pour atténuer les incerti­
tudes extérieures.
Pourtant, il ne joue pas encore à
plein : malgré la confiance qu’ils
affichent, les ménages ont jus­
qu’ici préféré épargner une partie
du pouvoir d’achat gagné, si bien
que leurs dépenses de consom­
mation ont progressé de 0,2 %
seulement au deuxième trimes­
tre. « C’est moins que ce que l’on
attendait, observe M. Plane.
Toute la question est de savoir si
leurs dépenses augmenteront sur
la deuxième partie de l’année, où
si les incertitudes, par exemple
liées à la réforme des retraites,
pousseront encore les ménages à
mettre de côté. »
Dans tous les cas, une chose est
sûre : critiqué quand le reste du
monde va bien, le modèle fran­
çais et sa « mollesse » conserve
les faveurs des investisseurs
quand les autres vont mal. Début

juillet, l’Etat a ainsi emprunté sur
dix ans à des taux négatifs pour
la première fois de son histoire.
Ce qui signifie que des financiers
en quête de placements sûrs ont
accepté de perdre un peu d’ar­
gent pour détenir des titres de
dettes tricolores.
En 2018, notre pays a en outre
attiré 1 027 projets d’investisse­
ments internationaux, soit 1 % de
plus qu’en 2017, selon le baromè­
tre du cabinet EY, publié le 4 juin.
Il est ainsi passé devant l’Allema­
gne, où le nombre de projets re­

Les tensions commerciales fragilisent l’économie mondiale


Confrontées au manque de visibilité lié, entre autres, aux crispations sino­américaines, les entreprises diffèrent leurs investissements


U


n climat d’incertitude,
exacerbé par les tensions
sino­américaines, décou­
rage les investissements et pèse
sur la croissance économique
mondiale. Les dirigeants du G7,
réunis à Biarritz (Pyrénées­Atlanti­
ques), n’ont pas caché leur inquié­
tude en insistant, lundi 26 août,
dans leur déclaration commune,
sur leur « attachement » à la « stabi­
lité de l’économie mondiale ».
S’il est encore difficile de mesu­
rer l’impact des tensions com­
merciales entre les Etats­Unis et
la Chine, ses effets se font d’ores
et déjà sentir. Dans un rapport
publié le 23 août, le Fonds moné­
taire international (FMI) estime
que la hausse des droits de

douane annoncée par les deux
pays en mai amputera la crois­
sance du produit intérieur brut
(PIB) mondial de 0,3 point de
pourcentage en 2020. Un « man­
que à gagner » qui s’ajoute au 0,
point de PIB projeté par l’institu­
tion de Washington après la
hausse des taxes sur les importa­
tions instaurée en 2018.
« Les dernières ripostes dans la
guerre commerciale sino­améri­
caine semblent anéantir tout es­
poir de résolution à court terme »,
relève l’agence de notation Stan­
dard & Poor’s dans une note pu­
bliée lundi, en s’alarmant de « l’in­
certitude qui continue à saper la
confiance des investisseurs et des
entreprises ».

Il faut dire que la surenchère à
laquelle se livrent les deux camps
n’est pas rassurante. Après les
multiples hausses de droits de
douane, puis l’affaire Huawei (le
géant chinois des télécommuni­
cations est accusé d’espionnage
par Washington), Pékin a laissé sa
devise filer au­dessous de la barre
de 7 renminbis pour 1 dollar, au
début du mois d’août, avant d’être
accusé par Donald Trump de
« manipuler sa monnaie ».
Face au manque de visibilité, les
entreprises diffèrent leurs inves­
tissements. « L’investissement et
la demande de biens de consom­
mation durables sont modérés
dans l’ensemble des pays avancés
et des pays émergents, les entrepri­

ses et les ménages continuant de
freiner leurs dépenses à long
terme », a constaté le FMI, dans sa
note sur les perspectives de l’éco­
nomie mondiale, en juillet. Il
avait alors révisé à la baisse sa pré­
vision de croissance mondiale
pour 2019, de 3,3 % à 3,2 %.

Brève panique
Le climat tendu entre Pékin et
Washington n’est pas la seule me­
nace qui pèse sur la conjoncture.
« D’autres facteurs comme le ris­
que de retournement de l’écono­
mie américaine, le spectre du
Brexit, le niveau élevé d’endette­
ment des entreprises et la crise du
secteur automobile accroissent les
incertitudes », souligne Sébastien

Jean, directeur du Centre d’études
prospectives et d’informations
internationales (Cepii). Et ce, alors
que la marge de manœuvre des
banques centrales, dont les taux
directeurs sont déjà bas, est faible.
En cette ère d’instabilité, les in­
vestisseurs se rabattent sur des
placements sûrs, tels les bons du
Trésor, l’or – dont le cours s’est en­
volé pour atteindre, lundi, son ni­
veau le plus élevé depuis 2013
(près de 1 555 dollars, soit
1 400 euros l’once) – ou le dollar.
Les investisseurs préfèrent le
court au long terme, comme l’at­
teste la forte demande en obliga­
tions américaines à deux ans,
dont le prix s’est apprécié. Mi­
août, le taux d’intérêt sur les bons

du Trésor américains à dix ans est
brièvement passé sous celui des
bons à deux ans, un inversement
des courbes interprété comme un
signe avant­coureur d’une réces­
sion et qui a créé une brève pani­
que sur les marchés boursiers.
Devant ces défis, le G7 a esquissé
quelques pistes timides pour ren­
forcer la stabilité de l’économie
mondiale. Les chefs d’Etat se sont
engagés, lundi, « à changer en pro­
fondeur l’OMC [l’Organisation
mondiale du commerce] afin
qu’elle soit plus efficace dans la
protection de la propriété intellec­
tuelle, règle plus rapidement les
différends et éradique les prati­
ques commerciales déloyales ».
julien bouissou

SOURCES : EUROSTAT, BANQUE MONDIALE, COFACE

Economie, le match franco-allemand


France

France Allemagne

Allemagne

L’Allemagne est plus exposée aux difficultés
du commerce mondial...
PART DES EXPORTATIONS DE BIENS ET SERVICES DANS LE PIB,
EN %, EN 2018

31,


47


France Allemagne

... et au ralentissement de l'industrie
POIDS DE L'INDUSTRIE DANS LE PIB, EN %, EN 2018

10,


20,


Le PIB fléchit plus vite outre-Rhin
ÉVOLUTION DU PIB TRIMESTRIEL, EN %
1,

0,


0,



  • 0,


T1 T
2017

T3 T

1,

0,

0,

0,


  • 0,


0

0,

1,

T1 T
2018 2019

T3 T4 T1 T

Nos entreprises investissent plus
ÉVOLUTION TRIMESTRIELLE DU TAUX D'INVESTISSEMENT
DES ENTREPRISES NON FINANCIÈRES, EN %

23,


20


24,


20,


T1 T
2017

T3 T

25

17

15

19

21

23

T1 T
2018 2019

T3 T4 T1 T

Le marché de l'emploi tricolore reste en moins bonne forme
ÉVOLUTION DU TAUX DE CHÔMAGE MENSUEL,
AU SENS DU BIT, EN %
9,

3,


8,


3,


T1 T
2017

T3 T

10

7

5

4

2

3

6

8

9

T1 T
2018 2019

T3 T4 T1 T

Plus endetté, notre pays a moins de marges
de manœuvre budgétaires
DETTE PUBLIQUE ANNUELLE, EN % DU PIB

2014 2015 2016 2017 2018

94,


75,


95,


71,


98


68,


98,


64,


98,


60,


Longtemps
admirée comme
la locomotive
de l’économie
européenne,
l’Allemagne
est désormais
désignée comme
son homme
malade

censés (973) a chuté de 13 %.
Outre le risque de récession, Ber­
lin devra faire face, ces prochai­
nes années, à la baisse tendan­
cielle de la consommation de
biens industriels dans le monde
(au profit des services), ainsi qu’à
la concurrence d’une Asie de plus
en plus innovante, fragilisant
son modèle.
Pour autant, la France est elle
aussi confrontée à des problèmes
structurels de taille, tels que son
endettement public élevé, un
taux de chômage important chez
les jeunes peu diplômés, ou la fra­
gilité du tissu de PME. Surtout :
« Nous ne sommes pas complète­
ment immunisés contre le ralentis­
sement extérieur, loin de là », pré­
vient M. Waechter.
Si l’Allemagne devait sombrer
dans une grave récession, si les
tensions commerciales entre Pé­
kin et Washington s’enveni­
maient de nouveau, l’économie
française plongerait elle aussi.
Consolation, si l’on peut dire : la
chute serait probablement un
peu moins brutale que celle de
nos voisins...
marie charrel
Free download pdf