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JEUDI 29 AOÛT 2019 économie & entreprise| 15
Startup : les turbulences
de l’hypercroissance
L’économie numérique raffole des entreprises qui connaissent
un développement fulgurant. Mais il y a un revers de la médaille
à cette frénésie : des problèmes managériaux apparaissent
et la pression des investisseurs peut se révéler lourde à gérer
T
homas Rebaud
parle vite, en
homme pressé qu’il
est : « Ma philoso
phie, ce n’est pas de
faire en vingt ans ce
qui peut l’être en cinq. » Il lui a
fallu moins de quatre ans pour
faire de Meero l’une des startup
françaises les plus en vue. Mi
juin, la plateforme consacrée
aux photographes a annoncé une
levée de fonds de 230 millions de
dollars (207 millions d’euros), la
seconde plus importante de l’his
toire de la French Tech. De quoi
faire croître les effectifs et partir à
la conquête du monde. De 40 sa
lariés début 2018, la société de
vrait passer à environ 1 200 d’ici
fin 2019. Un exemple parfait de
cette « hypercroissance » dont
raffole l’économie numérique.
Le phénomène n’a pas de défi
nition unique, mais désigne la si
tuation d’entreprises qui con
naissent un bond fulgurant de
leur chiffre d’affaires – certains
retiennent le palier d’une crois
sance de plus de 40 % sur trois an
nées consécutives. Il coïncide
souvent avec une importante le
vée de fonds. Et constitue un
changement de dimension, sou
vent synonyme de fortes turbu
lences. « Tout est accéléré, le
meilleur comme le pire. On ne
peut rien laisser traîner, parce que
le plus petit problème peut rapide
ment prendre des proportions dé
mesurées », explique Matthieu
Beucher, dirigeant de Klaxoon,
une startup qui, en deux ans, a
vu son chiffre d’affaires croître de
15 000 %.
GARE AUX ERREURS DE CASTING
Pour ces sociétés, le passage à
l’hypercroissance signe le deuil
des premières heures si enthou
siasmantes, où chacun fait un
peu tout. Soudain, les effectifs ex
plosent, les déménagements
s’enchaînent, et l’organisation
est chamboulée en permanence.
De nouveaux métiers apparais
sent et les exigences à l’égard des
collaborateurs sont toujours plus
élevées. Souvent, l’anglais de
vient une compétence obliga
toire. « D’un coup, c’est moins co
cooning », reconnaît Christian
Raisson, cofondateur de Mano
Mano, la plateforme de vente en
ligne d’outils de bricolage et de
jardinage.
Les collaborateurs de la pre
mière heure ne s’y retrouvent pas
toujours. « Avec l’ hypercrois
sance, soit tu deviens un expert
dans un domaine, soit tu pars »,
admet Octave Klaba, le patron
d’OVH, le géant du cloud euro
péen. Et gare aux erreurs de cas
ting quand on recrute à marche
forcée. Après une levée de fonds
de 30 millions d’euros, Armand
Thiberge, fondateur de Sendin
Blue (marketing digital), a entre
pris de doubler les effectifs de sa
société, à 200 personnes envi
ron : « On a recruté des gens à de
très hauts postes de responsabilité
qui ne sont pas restés. »
La question du management se
pose avec plus d’acuité dans ce
contexte. « Au départ, on va cher
cher souvent à promouvoir les ex
perts dans leur domaine, mais
c’est une erreur : manager, c’est un
métier en soi », convient Julien
Hervouët, le patron d’iAdvize,
une société de marketing conver
sationnel. Même les fondateurs
ne sont pas à l’abri. En 2018,
Quentin Sannié a cédé la direc
tion opérationnelle de la marque
audio haut de gamme Devialet,
qu’il avait cofondée, à un nou
veau DG. Admettant « n’avoir pas
fait les choix optimaux » dans la
gestion de son hypercroissance,
il a depuis quitté toutes ses fonc
tions dans la société.
Pourquoi se soumettre à une
telle pression? A en croire Maïlys
Ferrère, responsable du pro
gramme Large Venture à Bpi
france, « c’est dans la nature de
nombreux fondateurs, ils veulent
développer leur solution partout
dans le monde ». Beaucoup sont
bercés au dogme du « Winner Ta
kes All » qui veut que le premier à
remporter un marché a les
meilleures chances de consolider
son leadership. D’où la volonté des
champions nationaux d’accélérer
leur développement à l’étranger.
ManoMano s’est ainsi déjà im
planté dans cinq autres pays euro
péens, alors que Meero a pris pied
en Asie et aux EtatsUnis.
Pour certains, ce choix de l’hy
percroissance est au cœur de leur
modèle économique : pour
Klaxoon, par exemple, spécialisé
dans les outils collaboratifs,
avoir le plus grand nombre de
clients est le seul moyen de pou
voir proposer ses produits à un
prix raisonnable.
UNE OBLIGATION DE RÉSULTATS
Cette capacité à aller très vite
tient aussi beaucoup au mode de
financement de ces entreprises,
qui font généralement appel à
des fonds d’investissement sou
cieux d’en maximiser la valorisa
tion pour réaliser une belle cul
bute au moment où ils retireront
leurs billes. Une situation bien
résumée par Armand Thiberge,
de SendinBlue : « Les entreprises
traditionnelles ont un objectif de
rentabilité. Pour les startup, c’est
différent. Vous êtes encouragés à
lever des fonds. Pour cela, il vous
faut une bonne valorisation et
celleci repose sur votre chiffre
d’affaires. C’est ça qui dicte le rai
sonnement. »
Quitte à accumuler les pertes
pendant plusieurs années. « Per
dre de l’argent, ce n’est pas un pro
blème en soi, si c’est associé à des
prises de parts de marché consé
quentes », assure Julien Hervouët,
fondateur d’iAdvize. Même rai
sonnement chez ManoMano :
« La rentabilité, il suffit d’appuyer
sur un bouton pour y parvenir,
mais aujourd’hui on est plus ob
nubilé par la croissance. »
Reste que la présence de fonds
impose une obligation de résul
tats, reconnaît Thomas Rebaud,
de Meero. Faute d’avoir tenu ses
objectifs, Allo Resto a perdu le
soutien de ses investisseurs et a
dû licencier, en 2002, l’essentiel
de ses équipes. « A partir de là, on
revient à une logique plus terre à
terre », se remémore Sébastien
Forest, qui revendra quelques an
nées après sa société à Just Eat.
L’hypercroissance estelle seu
lement gage de succès? « C’est la
preuve que la solution proposée
répond à une attente, estime
Maïlys Ferrère. Après, il faut réus
sir à valider le modèle économi
que. » Qu’on regarde un acteur
comme Uber : malgré un chiffre
d’affaires record en 2018, le géant
américain a accumulé sur la
même année 1,8 milliard de dol
lars de pertes.
Que dire alors d’acteurs plus
mineurs? « Aujourd’hui, il y a des
modèles d’investissement qui re
posent sur une forme de spécula
tion et de pari sur des business
models qui n’en sont qu’à leurs
balbutiements », explique Sébas
tien Forest, devenu aujourd’hui
business angel.
Bien qu’il se soit luimême livré
à l’exercice de l’hypercroissance,
Octave Klaba, le patron d’OVH,
reste critique face à ce modèle
importé d’outreAtlantique : « Les
EtatsUnis sont un pays jeune. Les
entrepreneurs, plus opportunis
tes, veulent empocher le maxi
mum d’argent le plus rapidement
possible : ils créent une boîte et la
revendent. Nous, on a une appro
che de plus long terme », estime
til. Comme lui, le multientre
preneur Eric Carreel plaide pour
qu’on ne duplique pas le modèle
américain et qu’au lieu de penser
individuellement on favorise
« des écosystèmes qui créent de la
valeur », à l’image, ditil, de l’aé
rospatiale à Toulouse.
vincent fagot
« Si la croissance
est énorme et
pas énormissime,
tout le monde
stresse un peu »
THOMAS REBAUD
PDG de Meero
PLEIN CADRE
OLIVIER BONHOMME
« avec du recul, c’était une belle connerie
d’aller si vite. » Deux ans après avoir lancé
sa société dans une stratégie de croissance
effrénée, Octave Klaba, le fondateur
d’OVH, a fait son mea culpa cet été.
« Rythme infernal », « période très mal vé
cue en interne »... le constat dressé dans un
post de blog, le 6 juin, permet de mesurer
les défis que peut rencontrer une entre
prise en hypercroissance.
« En à peine dixhuit mois, OVH est passé
de 1 200 à 2 500 personnes. Fin 2017, durant
six mois, toutes les deux semaines, un bus
de 3040 nouveaux collaborateurs arrivait
chez OVH », témoigne le patron du géant
européen du cloud (l’informatique déma
térialisée).
Cette décision de faire passer l’entreprise
à la vitesse supérieure, c’est lui qui l’a
prise. « Je pense que c’était une obligation :
on avait un plan de 1,1 milliard d’investisse
ments, un peu traintrain. On s’est dit qu’il
fallait prendre de nouveaux risques, se pro
jeter dans de nouvelles zones géographi
ques, développer de nouveaux produits.
Pour ça, il fallait lever 250 millions et un
peu de dette. » Pour la première fois en
seize ans d’existence, l’entreprise fait,
en 2016, entrer des fonds dans son capital
et se lance dans une expansion accélérée.
« Une boîte toujours en survie »
Parmi les maladresses commises durant
cette période, il évoque la décision prise
de recruter des collaborateurs avec une
forte expérience professionnelle alors que
l’entreprise faisait plutôt appel, jusquelà,
à des juniors qu’elle prenait le temps de
former. Ça a été « un vrai choc culturel »,
doublé, parfois, d’« erreurs de recrute
ment » : « certains nouveaux ne respec
taient pas nos valeurs ».
Des anciens de la maison ne se retrou
vent pas dans ce nouvel environnement,
préférant pour certains quitter OVH.
Autre erreur confessée : le choix de « dé
centraliser » la stratégie, ce qui a conduit à
un certain éparpillement.
Rencontré un mois après la publication
de son post de blog, Octave Klaba relati
vise. « Une boîte comme OVH est toujours
en survie, vu la concurrence qui existe dans
le secteur. Alors il faut aller vite. » Encore
fautil accepter de passer par cette zone de
turbulences. « Lors de cette phase d’hyper
croissance, sur 100 pas que tu fais, il n’est
pas possible de ne pas marcher une fois
dans une crotte, mais ça me va très bien. »
Dans cette compétition, face à des rivaux
essentiellement américains et chinois,
l’Europe souffre, selon lui, d’un handicap :
l’absence de profils capables de conduire
cette croissance débridée. « Où estce qu’on
trouve des personnes qui savent gérer une
entreprise en pleine expansion, recruter
1 000 personnes en quelques mois? Ici, il n’y
en a pas », expliquetil.
Pour autant, le dirigeant estime n’avoir
pas si mal manœuvré : « En dixhuit mois,
on a fait énormément de choses, c’est hallu
cinant. Se lancer dans l’hypercroissance,
c’est comme de lancer une fusée : on vise et
on appuie sur le bouton. Si tu vises mal,
c’est trop tard. Nous, on a visé au mieux. »
vi. f.
Le récit sans fard du « rythme infernal », selon le patron d’OVH