16 |management JEUDI 29 AOÛT 2019
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LE MAL-ÊTRE AU TRAVAIL
J’AI MAL AU TRAVAIL. PARCOURS EN
QUÊTE DE SENS
de Catherine Mieg
François Bourin, 320 p., 22 euros.
Pourquoi des entreprises convoitent
les seniors quand d’autres les incitent à partir
Les employés les plus âgés représentent un important vivier de compétences
Q
uand Catherine En
glebert a été contac
tée pour créer le
poste de DRH
d’Amazon en France,
elle a rappelé son âge à son inter
locuteur : « J’avais 56 ans, presque
le double de la moyenne d’âge
chez Amazon. » La réponse a été
claire : « Nous recherchons une
compétence, pas un âge! » Son
expérience des multinationales
technologiques en forte crois
sance et sa maturité seraient
bienvenues dans cet environne
ment plutôt jeune.
Après quatre ans à ce poste, elle
a quitté l’entreprise pour faire le
point et dresser la liste des pro
jets qu’elle souhaitait encore me
ner. Aujourd’hui âgée de 63 ans,
elle travaille à peine moins
qu’avant et refuse les emplois
salariés à plein temps qu’on lui
propose encore...
Les seniors ne sont pas tous
égaux en matière d’employabi
lité. Celleci dépend de leur santé,
de leur métier et de leur secteur
d’activité. Toutefois, les entrepri
ses semblent être plus nombreu
ses à prendre conscience de l’im
portance du vivier de compéten
ces qu’ils représentent.
Lorsque le groupe d’ingénierie
Assystem a décidé de se dévelop
per à l’international, il a constitué
une équipe d’experts dans ses
métiers. Baptisée les « Space Cow
boys », l’équipe regroupe des se
niors (à partir de 45 ans), parlant
plusieurs langues, mobiles, ayant
peu de contraintes familiales et
un fort niveau d’expertise. Ils sont
aujourd’hui vingt et un Space
Cowboys en CDI. Quelques indé
pendants les rejoignent de façon
ponctuelle.
« C’est un réservoir de compéten
ces au service du développement
de l’entreprise, affirme Hubert La
bourdette, directeur des opéra
tions stratégiques d’Assystem.
Longtemps, quand quelqu’un avait
une forte expertise, il devenait ma
nageur. Ce n’est pas toujours la
meilleure solution, certains préfè
rent faire que diriger. De même, on
a longtemps vu les seniors comme
des “gros salaires” ; aujourd’hui, ils
incarnent plutôt la “richesse” de
l’entreprise, qui a pris conscience
de leur valeur ajoutée. »
Les startup s’intéressent aussi à
ces profils. « Dans le numérique,
tout le monde recherche les mêmes
compétences. Les entreprises élar
gissent leur champ de recherches
aux seniors pour leur expérience
technologique ou leur capacité à
encadrer des métiers différents »,
constate Aude Barral, cofonda
trice et directrice marketing de
CodinGame, une plateforme de
recrutement de programmeurs
par le jeu. Dans ces métiers, les se
niors se différencient par une
compréhension rapide des pro
jets et des enjeux commerciaux.
Ils ont une grande curiosité tech
nologique et pratiquent plus la
veille que les « juniors ».
Une autre startup, Golden
Bees, qui a développé une solu
tion de ciblage de candidats sur le
Web par de la publicité « intelli
gente », en a fait l’expérience
quand elle a décidé de s’implan
ter au Benelux. « Nous recher
chions quelqu’un pour nous im
planter rapidement sur le marché.
Les candidats retenus avaient
tous des profils de seniors avec
plus de vingt ans d’expérience et
une très bonne connaissance du
marché local. J’ai eu un peu peur
de recruter un senior très expéri
menté pour une startup créée il y
a quatre ans, mais ce recrutement
a changé mon état d’esprit, avoue
la cofondatrice Fariha Shah, elle
même âgée de 33 ans. Les seniors
sont très posés, ils réfléchissent
avant d’agir. Là, nous sommes
tout le temps dans la perfor
mance, dans l’efficacité. Et leur ca
pacité d’apprentissage est impres
sionnante! Celui que nous avons
recruté s’est très vite approprié
notre innovation technologique. »
Hautement qualifiés
Même à l’âge de la retraite, « des
cadres dirigeants qui ont trente ou
quarante ans d’expérience revien
nent sur le marché pour valoriser
leur savoirfaire. Ils ont une vraie
volonté de transmettre, d’aider
d’autres dirigeants confrontés à des
problèmes qu’euxmêmes ont ren
contrés et résolus », constate Héla
Atmani, CEO et cofondatrice d’Ex
panders, qui a développé une pla
teforme de mise en relation d’ex
perts avec des startup et des PME.
Pour les entreprises, les seniors
sont une variable d’ajustement,
immédiatement opérationnels et
hautement qualifiés. Mais eux,
pourquoi tiennentils à poursui
vre leur activité? Ils évoquent le
besoin de rester connectés à un
environnement, à des relations
professionnelles, au tissu écono
mique. Ces missions leur donnent
de l’autonomie et les valorisent.
Pierre B., ancien chef de projet
informatique au ministère des fi
nances, a mené des missions à
l’international en tant qu’expert
des systèmes d’information en fi
nances publiques. « Les aspects
humains et relationnels sont im
portants, détailletil. J’ai appris à
écouter, à faire avancer les choses
de façon plus diplomate, j’ai par
tagé mon expérience en même
temps que cela m’a sorti de ma co
quille. Audelà de la rémunération,
qui n’est pas un aspect négligea
ble, c’est une expérience valori
sante qui m’a fait prendre cons
cience de ce que je savais faire,
j’étais considéré comme un expert,
c’est gratifiant! »
Raphaël Bolzan évoque quant à
lui le revenu que lui rapporte son
activité. Installé à Miami aux
EtatsUnis, il débourse plusieurs
dizaines de milliers de dollars
chaque année pour payer les étu
des de ses fils. « Mais c’est surtout
une excuse, reconnaîtil, ce que je
fais me passionne! » Arrivé à la re
traite après plus de quarante ans
au service de l’équipementier aé
ronautique Latécoère, il ne se
voyait pas arrêter. Depuis 2015, il
accompagne l’avionneur et équi
pementier français Daher en Asie
et aux Amériques. « Il y a beau
coup de jeunes talentueux dans
l’entreprise. Je leur apporte mon ex
périence du terrain, mes contacts
et tout ce qu’on ne leur apprend
pas à l’école. Je suis comme un
guide de montagne, je connais le
parcours pour arriver au sommet.
Je les aide à gagner des affaires
sans perdre d’argent! »
sophy caulier
LES CHIFFRES
32,4 %
c’est le taux d’emploi des
60-64 ans au premier trimestre
- Il était inférieur à 30 %
en 2017, selon la Dares.
8,7 %
des 55-64 ans cumulent prére-
traite ou retraite avec un emploi.
6,9 %
c’est le taux de chômage des
55-64 ans en 2018.
AVIS D’EXPERT | GOUVERNANCE
Les salariés ignorent l’activité de leurs collègues
L
ors d’un récent séminaire, un jeune diri
geant expliquait qu’il avait établi la règle
suivante dans sa startup de dixsept col
laborateurs : chaque lundi matin, tout le per
sonnel se retrouve autour d’un café et chacun
doit dire en deux minutes quelles seront ses
principales activités de la semaine.
Cet exercice de communication s’est imposé
parce que, du fait de l’activité tourbillonnante
de l’entreprise, les collaborateurs étaient de
venus incapables de comprendre le travail de
leurs collègues. Si une telle méconnaissance
existe déjà dans de très petites entreprises, on
peut imaginer combien elle est étendue dans
les grandes organisations. Dans bien des cas,
la plupart des employés n’ont aucune idée du
contenu du travail des autres salariés, quand
bien même ils les côtoient.
Cette ignorance généralisée est préjudiciable
à ce que l’économiste américain Harvey
Leibenstein (19221994) a appelé l’Xefficience,
c’estàdire la création de valeur spontanée, qui
naît du croisement (c’est le sens du X) des
compétences et des activités dans une
communauté de travail (Inside the Firm : The
Inefficiency of Hierarchy, Harvard University
Press, 1987).
« Intelligence collective »
Or, la multiplication de fonctions nouvelles et
parfois énigmatiques liées à la financiarisa
tion puis à la transformation numérique des
entreprises, mais aussi les réorganisations à
répétition, l’intensification des processus de
production, la course à la performance indivi
duelle, la mobilité et l’extrême division tech
nique des tâches ont contribué à cloisonner
les représentations au point que des salariés
ignorent l’activité de leurs collègues, à l’ex
ception de la partie, souvent étroite, avec la
quelle on est en contact pour assurer ses pro
pres activités.
Le métissage « naturel » des idées ou des com
pétences est devenu si difficile que les entrepri
ses doivent mettre en œuvre des politiques
pour inciter à la collaboration et pour faire naî
tre de « l’intelligence collective » au bénéfice de
projets communs. Pour utiles qu’elles soient,
ces politiques ne prennent pas toute la mesure
de la situation : les collaborateurs ne travaillent
pas ensemble « naturellement » parce qu’ils
n’ont simplement plus le temps de s’intéresser
au contenu du travail des autres.
Dans le récent ouvrage qu’il a coordonné
(L’Entreprise délibérée. Refonder le manage
ment par le dialogue, Nouvelle cité, 240 p.,
19 euros), le professeur
de gestion Mathieu
Detchessahar rappelle
l’importance des espa
ces « gratuits » d’ex
pression et de discus
sion sur le contenu du
travail, sans leur assi
gner des objectifs de ré
sultats immédiats.
En exposant réguliè
rement ce qu’ils font,
les salariés se découvrent mutuellement, ils
mettent au jour les environnements qui favo
risent ou contraignent leurs tâches, les habili
tés et les expertises déployées. Non seule
ment ils informent les manageurs sur la réa
lité du travail plus sûrement que ne le font les
tableaux de bord, mais ils s’aident à trouver
des solutions ou ils repèrent des collabora
tions possibles. Accessoirement, échanger sur
son travail permet aussi de redécouvrir ce que
des activités très individualisées et en muta
tion perpétuelle font souvent oublier : le
respect pour le travail des autres.
PierreYves Gomez est professeur à l’école de
management EM Lyon.
EN EXPOSANT
RÉGULIÈREMENT
CE QU’ILS FONT,
LES SALARIÉS
SE DÉCOUVRENT
MUTUELLEMENT
Ces profils ont
une grande
curiosité
technologique
et pratiquent
plus la veille que
les « juniors »
CARNET DE BUREAU
CHRONIQUE PAR ANNE RODIER
L
a foule des salariés est de retour dans les entreprises
après le grand vide des congés d’été. Embouteillage
de demandes aux manageurs eux aussi revenus, at
troupement aux machines à café pour s’informer et
reprendre le cours de la vie professionnelle. Des nouveaux
projets? Un changement d’actionnaire? Quoi de neuf dans
l’organigramme? Entre deux souvenirs de vacances, le
« couloir processing » bat son plein au retour des périodes
estivales. L’organisation du travail par projet et le manage
ment un peu plus « horizontal », qui demandent davantage
d’échanges entre salariés, ont renforcé l’enjeu de la commu
nication informelle, avec des risques et des opportunités
parfois insoupçonnés : du phénomène viral produit par une
simple rumeur, à la genèse d’une collaboration interservi
ces souhaitée de longue date.
Mais la dynamique des foules est déli
cate à maîtriser. Elle avait jusqu’alors été
peu étudiée. C’est le sujet de thèse du cher
cheur en sciences cognitives Mehdi
Moussaïd. L’éthologue, en s’inscrivant
dans les pas du physicien allemand Dirk
Helbing, son maître de thèse, a identifié
dans les mouvements de foule des phéno
mènes propres à la mécanique des fluides,
aux lois de Newton avec ses forces de ré
pulsion, et aux sciences comportementa
les qui pourraient bien intéresser les manageurs (Foulosco
pie. Ce que la foule dit de nous, Humensciences, 228 pages).
Attention aux turbulences. Quand la foule se densifie,
« laissezvous porter par le flot (...) sauf au voisinage d’un obs
tacle solide », prévient le chercheur. Dépasser une densité de
6 ou 7 personnes au mètre carré provoque en effet des trem
blements, des turbulences, voire des bousculades meurtriè
res. Ce seuil a été mis en évidence à partir de l’étude de la cir
culation des foules lors des pèlerinages à La Mecque ou d’un
concert de JeanMichel Jarre, qui avait réuni plus de 3 mil
lions de personnes à Moscou en 1997. A priori, pas de risque
à la machine à café, sauf dans les organisations du travail
qui ne respecteraient pas un minimum raisonnable de mè
tres carrés par salarié. En dessous d’une certaine densité,
Mehdi Moussaïd a établi que ce sont les sciences comporte
mentales qui guident la foule, avec l’émergence de leaders,
les mouvements d’évitement et l’adaptabilité du groupe. Il y
voit une certaine forme d’intelligence collective.
Même si la foule amplifie tout, comportements et juge
ments, elle a son énergie propre, ses réactions en chaîne.
Elle propage ainsi différemment les rumeurs et les informa
tions. Une rumeur se propage plus vite entre personnes qui
se ressemblent. Les travaux de Mehdi Moussaïd sur la pro
pagation de l’information ne donnent pas de recette, ce
n’est pas son propos, mais décryptent des dynamiques qui
favorisent (ou pas) la performance collective.
DÉPASSER UNE
DENSITÉ DE 6 À
7 PERSONNES AU
MÈTRE CARRÉ
PROVOQUE DES
BOUSCULADES
Gare aux turbulences
de la rentrée!
LIVRE
A
46 ans, Maelisse a ac
quis, après dixhuit
ans passés dans une
compagnie d’assuran
ces multinationale, une expertise
très pointue de gestion des sinis
tres dans la marine : elle coor
donne toute l’indemnisation au
niveau mondial. Un jour, elle
s’écroule. Impossible de se lever
pour aller travailler.
Agée seulement d’une tren
taine d’années, Sophie est quant
à elle responsable « risques »
dans la filiale d’une grosse ban
que, une autre compagnie d’as
surances. Lors d’une visite médi
cale pour son petit garçon, elle
fond en larmes quand le méde
cin lui demande comment cela
va de son côté.
Ingénieur aéronautique dans
une importante entreprise indus
trielle, à 41 ans, David pilote
simultanément six gros projets
d’informatique embarquée et
manage une équipe de dix ingé
nieurs, plus des prestataires. Lors
qu’il arrive en consultation, il est
en arrêtmaladie pour un burn
out depuis un mois et est encore
très choqué par ce qu’il vit – « J’ai
la mémoire comme une passoire »,
expliquetil.
Ces récits de prise en charge
sont au cœur de J’ai mal au tra
vail, le dernier essai, publié chez
François Bourin, de Catherine
Meig, clinicienne du travail, psy
chanalyste et consultante en
management. « C’est une ma
nière de rendre aux patients ce
que j’ai appris d’eux et de les re
mercier de la confiance qu’ils
m’ont accordée à un moment dif
ficile de leur vie », ditelle.
L’ouvrage se propose de rendre
accessibles quelques concepts et
réflexions pour mieux compren
dre et accompagner la souffrance
au travail et ses effets sur la santé,
mentale et physique. La première
partie concerne la question du
travail à travers différents cas de
burnout. Après le récit de ces
situations, cellesci sont interpré
tées et complétées dans une se
conde partie qui se veut plus
théorique : un chapitre pose les
principaux concepts à l’œuvre
dans cette clinique du travail, à
savoir la psychanalyse et la psy
chodynamique du travail ; un
autre met en débat la spécificité
de la clinique du travail.
« Esclaves » du travail
Si elle n’a pas vocation à prendre
parti, la clinique du travail flirte
avec le politique, « puisqu’elle sera
au premier rang pour analyser les
incidences du système néolibéral
sur les subjectivités et ses vicissitu
des », estime la membre de
l’équipe de recherche de l’Institut
de psychodynamique du travail.
« L’inflation des processus, des
normes et des reportings a alourdi
le travail en appauvrissant le cœur
du métier et en occultant le travail
réel. Dans le même temps, l’évalua
tion individualisée de la perfor
mance a abandonné toute la res
ponsabilité au seul travailleur. »
Dès lors, la souffrance au travail
explose, avec un nombre impres
sionnant de pathologies menta
les ou somatiques.
« L’irruption de la maladie dans
l’espace de travail dérange le mo
dèle de l’Homo economicus qui
croit à l’efficacité et à la rationa
lité stratégique, parce que ce sont
les professionnels les plus investis
qui s’effondrent. » En rappelant
les limites et la vulnérabilité de
l’homme au lieu de s’enivrer d’il
lusions sur l’excellence et la per
formance, en exerçant à nou
veau leur pensée sur le travail au
lieu de subir les injonctions, ces
« esclaves » du travail, courageux
jusqu’à en tomber malades, peu
ventils redonner à l’entreprise
l’humanité qu’elle a perdue ?
margherita nasi