Le Monde - 29.08.2019

(coco) #1

18 |horizons JEUDI 29 AOÛT 2019


0123


Les frondeurs,


traîtres et héros


PS, SEPT ANS DE TRAHISONS  3  |  


Dans ce troisième volet, nos journalistes


Gérard Davet et Fabrice Lhomme


reviennent sur la fracture, dès 2014,


entre le premier ministre, Manuel Valls,


et les députés hostiles à ses choix


C


omme le parfum d’une mor­
gue féroce. C’est ce qui se dé­
gage de cet homme attablé au
Café de l’Esplanade, près des In­
valides, à Paris. Jean­Marie
Le Guen, secrétaire d’Etat sous
Manuel Valls (avril 2014­décembre 2016), est
ainsi. Il ne cherche pas à donner le change.
C’est encore Jean­Marc Ayrault, premier mi­
nistre entre 2012 et 2014, qui en parle le
mieux. Le Guen? « Une brute finie. Et un type
très droitier... Mais une brute. On cogne. Et le
nombre d’ennemis que vous vous faites en
huit jours, c’est absolument impressionnant!
Valls, c’était la même méthode : je cogne.
Le Guen a toujours été comme ça. Drôle de
type. Je ne l’aurais pas nommé à ce poste, qui
nécessite énormément de diplomatie. » Le
poste en question : secrétaire d’Etat aux rela­
tions avec le Parlement. Son titulaire est
censé veiller à ce que l’exécutif dispose d’une
majorité parlementaire stable et cohérente.
Une gageure absolue, en 2014.
Le Guen, ancien médecin, qui succède à
Alain Vidalies au portefeuille consacré aux
relations avec le Parlement le 9 avril 2014,
s’est vu prescrire par Valls une mission en
mode commando : éradiquer rapidement la
« fronde », une maladie auto­immune née au
sein du PS et qui menace d’emporter l’exécu­
tif. Il faut un traitement de choc. Qui mieux
que l’implacable docteur Le Guen pourrait
l’administrer? Il y a urgence, car le mal sem­
ble contagieux. Au fil des mois, les rangs de
ceux qu’on nomme les « frondeurs » grossis­
sent, et les inquiétudes du pouvoir avec.
« Hollandais », vallsistes... Ils sont nombreux
à considérer que les vrais traîtres du quin­
quennat, ce sont eux, ces empêcheurs de ré­
former en rond. « Ça, c’est Valls, parce qu’il
voulait une victoire par KO, témoigne Sté­
phane Le Foll, ancien ministre de l’agricul­
ture, lorsqu’on évoque la guerre contre les
frondeurs. Tu vas jusqu’au bout du combat, tu
en fous plein la gueule à tout le monde. Et tu fi­
nis titubant, dans le sang. »
31 mars 2014. Valls emménage à Matignon,
la loi travail est en discrète gestation. Fran­
çois Lamy, l’un des rares ministres aubrystes,
est congédié d’emblée. L’heure est au tour­
nant « social­libéral », amorcé en janvier avec
le pacte de responsabilité et ses concessions
au patronat. Alors il faut faire rentrer dans le
rang ces encombrants députés PS soupçon­
nés de « dérive gauchiste ». Les meneurs?
Laurent Baumel, Christian Paul, Jean­Marc
Germain... Autant de parlementaires a priori
ordinaires, au verbe peu incisif. Sans comp­
ter Martine Aubry, retirée sur son Aventin
nordiste mais dont l’ombre tutélaire survolte
les rebelles du vaisseau socialiste, qui prend
déjà l’eau de toutes parts.
Le Guen est donc chargé de gérer les mu­
tins. Pas simple, car il les méprise souverai­
nement. « Les frondeurs, je les ai vus, dit­il
aujourd’hui. Ils sont fous à lier, méchants. La
méchanceté instillée par Martine Aubry... Une
femme d’une méchanceté et d’une médiocrité
sans pareilles. » Le Guen, c’est du brutal. Solli­
citée par Le Monde pour cette enquête, la
maire de Lille n’a pas donné suite.

POLITIQUE DE L’OFFRE
A l’automne 2012, on faisait encore peu de cas
de l’opposition interne qui, pourtant, com­
mençait à poindre, notamment du fait du
pacte budgétaire européen avalisé par Hol­
lande. Au total, ils sont alors vingt­neuf à se
manifester. Leur petite musique contesta­
taire continue à se faire entendre, mois après
mois. Nombre d’entre eux refusent même de
voter la confiance au gouvernement Valls, au
printemps 2014. Mais on ne les considère
toujours pas vraiment, ils n’ont pas le profil
de bateleurs télévisuels, baragouinent un
langage parfois abscons et empesé, à l’image
de Jean­Marc Germain, député des Hauts­de­
Seine. « Qui est responsable? Germain. Le cen­
tralien avec ses tableaux Excel... », affirme
Jean­Christophe Cambadélis, ex­patron du
PS. Germain, une tête bien faite, au bénéfice
quasi exclusif de sa patronne, Martine Aubry.
Les frondeurs encore débutants viennent
trouver leur interlocuteur naturel, Le Guen, à
peine nommé. « Le groupe PS, on le prend, on
s’appuie sur Matignon, et on fait la République
parlementaire », lui lancent­ils, à en croire
son récit. C’est mal connaître Valls et son ré­
publicanisme à la fois rigide et vertical.
Le Guen : « Ce sont des terroristes qui ont pris
le contrôle du bus. Ils ont une haine et un mé­
pris pour Hollande déraisonnables. »

Germain rédige, coordonne, impulse. Il est
notamment à l’origine de l’« appel des cent »,
ce texte qui, en avril 2014, lance la rébellion et
démolit le programme de stabilité (50 mil­
liards d’euros d’économies) voulu par Valls.
Germain fait de l’explication de texte, au plus
haut niveau. Il se rend d’abord à l’Elysée, afin
de dévoiler ses intentions à Hollande. « Je lui
remets une note, se souvient­il. Je ne viens pas
demander un poste, mais lui dire ce qu’il faut
faire pour la France! Il doit trouver ça un peu
arrogant, mais il ne le dit pas. Il est très sympa,
ne défend même pas sa politique. »
Le chef de l’Etat raccompagne le patron des
députés indociles avec ces mots : « Merci de ce
que tu m’as dit. Mais l’économie, c’est de la con­
fiance, aussi. » En clair, impossible d’espérer
relancer la croissance et donc vaincre le chô­
mage, la mère de toutes les batailles hollan­
daises, sans baisser les charges des entrepri­
ses et couper dans les dépenses publiques, et
tant pis s’il faut au passage augmenter les im­
pôts. Petit souci, Germain et ses amis pensent
exactement l’inverse : la politique de l’offre,
c’est bon pour la droite ; la gauche, elle, doit re­
venir à ses fondamentaux keynésiens, stimu­
ler la relance par des investissements publics
et la hausse du pouvoir d’achat des ménages.
Le « cerveau » des rebelles se déplace en­
suite à Matignon, pour rencontrer un Valls
encore tout miel. Il veut le convaincre d’être
plus à l’écoute de sa majorité.
« Tu devrais t’engager à ne pas utiliser le 49.3.
Le jour où tu dis ça, tu n’es plus le collaborateur
du président, lance Germain.


  • Très bonne idée, je vais en parler au prési­
    dent !, lui répond Valls.

  • La nouvelle étape, c’est toi qui l’incarnes, il
    faut que tu te réorientes politiquement, tu dois
    être le patron de la majorité. »
    Valls opine. Et à la réunion du groupe socia­
    liste, le mardi suivant, il se fait séducteur : « Je
    ne suis pas le Valls que vous imaginez... » Cinq
    ans plus tard, il se souvient : « Les frondeurs,
    Christian Paul, Jérôme Guedj, viennent me
    voir en me disant : “On est prêts à t’aider,
    contre le président.” Et à eux comme à Monte­
    bourg, je dis : “Mais moi, je suis premier minis­
    tre !” Moi, j’ai une lecture très institutionnelle,
    très classique de la Ve République : le premier
    ministre ne peut pas être contre le président de
    la République. »
    Ce dernier, de toute façon, n’entend pas se
    laisser dicter sa conduite. Le pouvoir est à
    l’Elysée et il y restera, qu’on se le dise. Il nous
    l’explique, au printemps 2014 (« Un président
    ne devrait pas dire ça... », Stock, 2016) : « On ne


va pas sur chaque texte refaire un psycho­
drame. » Le 49.3? « Je préfère ne pas avoir à
l’utiliser, mais s’il y avait le risque d’un vote
négatif, oui. » Pas si indécis que cela, finale­
ment, Hollande.
Le 29 avril 2014, ils sont désormais 41, sur
près de 300 députés socialistes, à s’abstenir
lors du vote du programme de stabilité.
« Quarante et un, c’est peu. Avec 41, vous faites
un groupe, pas une majorité », nous glisse
alors Hollande, confiant. Et même condes­
cendant : « Il n’y a pas d’affolement particulier
à avoir. Christian Paul, Jean­Marc Germain...
C’est sans effet. » Erreur. Près de 15 % de « scis­
sionnistes », ce n’est pas rien. Surtout, les
41 sont en liberté non surveillée. Et c’est dan­
gereux. « J’en veux à Martine Aubry, se désole
aujourd’hui l’ancienne ministre de la santé
Marisol Touraine. Il manquait un chef de
meute. Martine aurait dû jouer ce rôle. » Mais
la maire de Lille ne l’a pas fait. Elle suit l’af­
faire du coin de l’œil, encourage les escar­
mouches. Et s’en tient là.
L’été passe, Montebourg trépasse. Escorté
par Benoît Hamon et Aurélie Filippetti, il
quitte avec fracas le gouvernement. Et rejoint
la ligue des râleurs. Pis, en octobre 2014,
Aubry reprend publiquement leurs interro­
gations et critiques. Là, Hollande commence
à s’inquiéter. « Martine, ça a plus d’effet... »,
nous dit­il.
Dans la foulée, 39 députés s’abstiennent de
voter le budget. La fameuse ligne rouge chère
au chef de l’Etat vient d’être franchie. « Hol­
lande est très dur, relate Valls, il ne cède rien
aux frondeurs, il ne veut pas que j’aie un ac­
cord avec eux. Il ne veut pas dealer avec les
frondeurs. » L’un d’eux, Christian Paul, de­
vient l’un des clients préférés de BFM­TV, et
ses diatribes contre le dévoiement social­li­
béral de l’exécutif ou ses concessions à « l’or­
dolibéralisme allemand », dénoncé dès le dé­
but du quinquennat par le président de l’As­
semblée nationale, Claude Bartolone, com­
mencent à peser dans le débat public. A
l’Elysée, Hollande ne prend toujours pas la
mesure de ce front intérieur. Selon ses sché­
mas politiques, un groupe parlementaire
peut se déchirer, mais il doit se retrouver
d’un bloc lors du vote.
La situation se tend, Valls s’énerve, Le Guen
joue du martinet. L’affaire paraît bien mal
engagée. « On ne se sent pas frondeurs, pro­
teste aujourd’hui Germain. On a une liberté
de vote garantie par la Constitution. Ce n’est
pas une question d’ego. Je n’ai pas le sentiment
d’avoir trahi quiconque. »

En ce début d’année 2015, l’équation sem­
ble impossible à résoudre. D’un côté, un exé­
cutif qui assume son virage sur l’aile droite ;
de l’autre, une escouade de députés désireux
de mettre le cap à gauche. Comment réunir
les deux gauches « irréconciliables » bientôt
théorisées par Valls? A propos de l’occupant
de Matignon, Germain dit : « Il était très
agressif quand on a voté contre lui. C’est de­
venu la lutte à mort. »
D’autant qu’un certain Emmanuel Ma­
cron, jeune ministre de l’économie, prend
son envol. Il présente en 2015 sa loi destinée
à faire sauter quelques verrous économi­
ques. Dont le travail du dimanche. Dialogue
impossible, bien que Macron, avec une abné­
gation qui force même l’admiration de ses
opposants, passe un temps infini à tenter de
convaincre les réfractaires. Germain le voit
ainsi deux heures durant, en face­à­face. Il
lui explique que les députés contestataires
ne peuvent le suivre sur ce terrain, leurs élec­
teurs n’accepteront pas ce revirement.
« Je viens de comprendre ce que tu me dis, lui
répond Macron. C’est donc par démagogie
par rapport à leurs électeurs?


  • Tu ne comprends pas! Pour nous, il y a
    autre chose que la consommation! Il faut des
    règles collectives. »


BÉVUES EN SÉRIE SUR LA LOI TRAVAIL
Aucun rapprochement possible. D’autant
que l’exécutif, au grand dam de Macron, dé­
cide de passer en force et enclenche la procé­
dure du 49.3, en février 2015. Fureur des
frondeurs. Valls devient leur tête de Turc,
l’homme qui a tenté de les amadouer sans ja­
mais avoir vraiment essayé de les compren­
dre. « Valls n’est pas à l’aise intellectuellement,
il se réfugie derrière l’autoritarisme », tonne
Germain. La loi Macron n’a pourtant été
qu’une simple passe d’armes, une prépara­
tion au combat des combats : la loi travail.
Elle est présentée en conseil des ministres en
mars 2016 par une ministre novice, Myriam
El Khomri. Elle n’a pas vraiment eu le choix...
Fin de l’été 2015. En pleine lecture d’un
conte à ses filles (Mimi la souris), son télé­
phone sonne. C’est le président, qui lui pro­
pose de défendre la future loi emblématique.
Inversion de la hiérarchie des normes, assou­
plissement du code du travail... Il y a là tous
les ingrédients pour mettre le feu à la gauche.
Elle refuse, pressentant les ennuis à venir. Et
ne se sent pas forcément légitime, qui plus
est, alors qu’elle s’épanouit au secrétariat
d’Etat à la ville depuis août 2014. « Je te le de­

« VALLS VOULAIT 


UNE VICTOIRE 


PAR KO. TU VAS 


JUSQU’AU BOUT 


DU COMBAT, 


TU EN FOUS PLEIN 


LA GUEULE À TOUT 


LE MONDE. ET TU 


FINIS TITUBANT, 


DANS LE SANG »
STÉPHANE LE FOLL
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