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JEUDI 29 AOÛT 2019 horizons| 19
THIERRY ALBA
mande, j’ai besoin de quelqu’un qui ouvre le
capot et met les mains dans le cambouis », in
siste Hollande. Myriam El Khomri obtem
père finalement. Le 2 septembre 2015, elle est
nommée ministre du travail. Un sacerdoce,
qui va envahir jusqu’à sa vie privée. Tant pis
pour Mimi la souris.
Myriam El Khomri passe les semaines sui
vantes à convaincre, séduire la CFDT, gagner
des arbitrages, et à se battre contre le tandem
MacronJouyet. Chaque dimanche, le ministre
de l’économie et le secrétaire général de l’Ely
sée s’ingénient à détricoter les avancées socia
les du texte. A Matignon, Valls pousse les feux.
JeanMarc Ayrault se rappelle cette entrevue
avec le premier ministre, en février 2016, alors
qu’il vient de faire son retour au gouverne
ment, au Quai d’Orsay : « Valls me dit : “La loi
travail, je vais aller très, très loin! Je vais faire du
Macron sans Macron !” » Valls rejette les syndi
cats. S’engueule avec ses ministres, comme
Michel Sapin, aux finances. « Sapin défend l’ac
cord avec la CFDT, raconte aujourd’hui Valls.
Macron et moi, on lui dit : “Ecoute, il faut se pas
ser de la CFDT. Il faut que tu sois ministre des fi
nances, pas ministre du travail.” On pousse,
mon cabinet et celui de Macron, pour une pre
mière mouture salée de la loi. »
Sous pression, l’exécutif multiplie les bé
vues. Ainsi, le 17 février 2016, un avantprojet
de la loi, non validé, fuite dans Le Parisien, le
quel publie une version encore embryon
naire. Ce n’est pas tout : dans une interview
accordée aux Echos, Myriam El Khomri évo
que un possible recours au 49.3. Une phrase
qu’elle n’a en fait... jamais prononcée! Au
contraire, elle indiquait initialement aux
Echos : « Je veux convaincre les députés. »
Mais Matignon est passé par là et a réécrit le
texte de l’entretien avant sa publication, dur
cissant le ton. Hollande tente de compren
dre ce qui s’est passé, appelle El Khomri, lui
reproche son interview. « Tu rigoles ou
quoi? !, s’emporte la ministre. Voilà exacte
ment ce que j’ai dit... » Stéphane Le Foll con
firme la manœuvre : « Valls rajoute le 49.
alors que personne ne le lui demande. Parce
qu’il est toujours dans cette espèce de logique
de confrontation... »
Le président comprend à cet instant que
rien ne sera aisé, que les boutefeux de Mati
gnon et de Bercy ont emporté le morceau et
précipité sa majorité dans la tourmente. « Il y
a une vraie cassure entre décembre 2015 et
janvier 2016, remarque Vincent Feltesse, ex
conseiller politique de Hollande. C’est là où
l’on fait toutes les conneries. Valls tendait inu
tilement les choses. » A l’Assemblée, le placide
député de SeineetMarne Olivier Faure tente
de déminer le conflit à venir. Il ne fait pas par
tie des frondeurs, mais il peut leur parler. Il
propose un amendement à propos des
heures supplémentaires qui sied aux Bau
mel, Paul et compagnie. « En réunion de
groupe, se souvient l’actuel patron du PS,
Valls dit : “Ce n’est pas un compromis mais une
compromission”. Ils m’en veulent parce que j’ai
évoqué le sentiment de trahison, mais c’est
moi qui devrais leur en vouloir! Je me suis tou
jours comporté comme un bon soldat, je n’ai
jamais été frondeur, ils m’ont vu comme un
type pénible et non maîtrisable. »
A Matignon, Valls ne veut toujours rien
lâcher. « Il se bunkérise, se souvient Christo
phe Castaner, alors député PS des Alpesde
HauteProvence et aujourd’hui ministre de
l’intérieur. Son autorité politique devient de
l’autoritarisme. » Sans doute fautil aussi y
voir les prémices de son affrontement avec
Macron, qui lui dispute dans l’opinion le titre
officieux de « meilleur réformateur »...
« ON VA À LA CATASTROPHE »
« Je me souviens d’une engueulade sur la loi
travail, en réunion de ministres, relate Marisol
Touraine. Je dis à Valls : “Ce n’est pas possible, il
n’y a personne qui nous soutient, et la CFDT
nous rentre dans le chou...” Il se met à m’incen
dier devant tout le monde. Et il s’en va en je
tant : “Au revoir, madame Touraine !” Je lui ré
ponds : “Manuel, si tu me prends pour une en
nemie, alors abandonne toute ambition per
sonnelle.” » Quelques heures plus tard,
Touraine et Valls se retrouvent à Matignon.
La tension est retombée. « Ecoute, Manuel, tu
es dans un état qui ne peut te mener que dans
le mur », lance Touraine au premier ministre,
qui lui répond en substance être un peu trop
obsédé par son duel avec Macron. « On est
trop dans le “truc” avec Macron, moi et mon
équipe... », confirme Valls aujourd’hui, en re
visitant cette période de haute tension.
Tout est réuni pour la catastrophe à venir.
Ambiance délétère, ambitions personnelles,
conflits idéologiques... La popularité de l’exé
cutif dégringole un peu plus, y compris celle
de Valls. Ayrault tente une médiation. Le
25 février 2016, à Buenos Aires, il coince Hol
lande dans sa berline présidentielle.
« Ça ne va pas du tout, la loi. Ça va mal se ter
miner !, lui ditil.
- Pourquoi tu me dis ça ?, demande le prési
dent. - Tout ce qu’on a fait ensemble, la méthode
du dialogue social qu’on a inventée... Tu fais
tout le contraire!
- Que fautil faire?
- Reprends tout, remets les partenaires so
ciaux dans la boucle. »
Le voyage argentin est pollué par la loi tra
vail. Cambadélis, patron du PS, s’y met aussi.
Il déclare que, en l’état, il aurait du mal à voter
ce texte. Coup de fil de Valls. « A quoi tu joues?
Tu veux mettre le parti sur la ligne des fron
deurs? », lance le premier ministre. « Tu des
cends d’un étage! Tu m’as consulté? Non!
Donc, je dis ce que je pense », rétorque Camba
délis. Dans la foulée, le patron du PS appelle
Hollande, toujours coincé dans la pampa.
« On va à la catastrophe, le prévientil. On ne
peut pas affronter cette loi avec les syndicats
réformistes contre nous. » Ministre de l’envi
ronnement, Ségolène Royal brûle de s’en mê
ler. « Ils ont raison sur le fond, les frondeurs,
tancetelle aujourd’hui. La plupart d’entre
eux étaient sincères. Cela aurait été intelligent
de prendre ça comme une alerte. C’est ça,
l’exercice du pouvoir! »
A cette période, elle déjeune à l’Elysée avec
François Hollande et leur fils Thomas, avocat
engagé, et tente de convaincre le président
des dangers de la loi. « La réponse est : “Je vais
le dire à Valls” », se souvientelle. Elle essaie
aussi d’aider Myriam El Khomri : « Elle n’est
pas équipée, une victime collatérale abomina
ble de tous ces hommes. Je lui ai dit : “Tu n’as
que des hommes autour de toi, ils se servent de
toi, ils s’essuient les pieds sur toi, tu vas ressor
tir exsangue. Sorstoi de là.” Ça lui est aussi
monté à la tête. Ils ont chargé la barque... »
Le président reçoit quelques frondeurs,
dans l’espoir de les amadouer. A la mode
« hollandaise ». C’estàdire qu’il les écoute, à
défaut de les entendre, les rassure, les en
toure d’une ouate verbale... « Il a une extraor
dinaire capacité à parler la langue de celui qui
est en face de lui, témoigne Cambadélis. Pour
un peu, il vous donnerait des conseils, même si
vous êtes frondeur! » Le patron du PS joue
alors les « casques bleus ». Il lance aux contes
tataires qu’il reçoit : « Valls se sert de vous, et
vous vous servez de Valls. On va tous mourir! »
Le résultat ne se fait pas attendre : des mani
festations de très grande ampleur, émaillées
de violences qui plus est. « Cette loi est une
défaite morale, martèle aujourd’hui Benoît
Hamon, devenu à l’époque le boss des fron
deurs. C’est un truc terrible, la fin de la gauche
sociale et la victoire de l’indifférence sociale. Je
ne leur reproche pas d’être ce qu’ils sont ; le re
proche que je leur fais, c’est de continuer à se
dire de gauche. En fait, on était un gouverne
ment de grande coalition! » Simple député, il
organise la bataille contre la loi honnie.
Aurélie Filippetti est aussi de la partie. « J’ai
voté selon ma conscience à l’Assemblée, dit
elle. On ne se sentait pas traîtres à la discipline
de groupe car nous étions fidèles à la campa
gne de 2012, dans laquelle il n’y avait pas la loi
travail, le contraire, même! On est cohérents,
j’ai même vu une députée socialiste en larmes,
à propos de Hollande : “Pourquoi il fait
ça... ?” » Déloyale, elle? « J’ai choisi la loyauté à
mes idéaux », réplique Filippetti.
Le 10 mai 2016, inévitablement, Manuel
Valls décide de recourir, une nouvelle fois, à
l’article 49.3, entraînant une vive réaction
des opposants de gauche : 56 députés signent
une motion de censure indiquant que « cette
loi comporte un risque grave d’atteintes aux
droits des salariés et à notre modèle social ».
Parmi eux, 28 députés socialistes. Cette fois,
la rupture est totale, et inédite : la motion de
censure contre son propre camp. A l’Elysée,
Hollande s’emporte, devant nous, quand
Valls lui lit au téléphone la liste des signatai
res de la motion. Des renégats, à ses yeux.
ADOPTION À LA HUSSARDE
Hamon, comme Filippetti et 26 autres parle
mentaires du PS, déclare donc la guerre au
gouvernement. C’est l’indiscipline de
groupe. Certaines figures situées à gauche du
parti résistent toutefois à l’appel à la déso
béissance. Delphine Batho, par exemple. « Je
ne me range pas parmi les frondeurs. Ils ne
sont pas écologistes, pas féministes, et dans
une stratégie d’affrontement qui mène à une
impasse. Ils ont défendu des idées d’arrière
garde », lâche l’ancienne ministre de l’écolo
gie. « Je n’ai pas signé la motion de censure, as
sume aussi Germain. Je suis basique. Ça vou
lait dire faire revenir le camp d’en face. »
La preuve, selon Le Foll, que les frondeurs
auraient pu être rattrapés in extremis. « On
est passé au Kärcher ou au chalumeau sur
ceux qui avaient voté pour nous, ditil. Valls a
une responsabilité. Comme premier ministre,
il a tendu les relations. Si on avait été un peu
moins rentrededans, on aurait fini par en dé
crocher. » Ayrault aboutit au même constat :
« Les députés, il fallait les respecter. Je ne les ai
jamais brutalisés, je sais comment ça fonc
tionne, un député. Valls est arrivé, il était d’une
extrême violence. » Quant à Hollande, il a
semblé sousestimer le danger. « Il ne voyait
pas les risques, opine Ayrault. Il pensait que
tout cela allait être bénéfique. Mais la loi
El Khomri, c’est du lourd, c’est une inflexion, et
une tonalité politique. La gauche ne s’y retrou
vait plus. Valls a toujours été à droite du PS. »
Commissaire européen depuis novem
bre 2014, Pierre Moscovici, ministre de l’éco
nomie de JeanMarc Ayrault, pense aussi
qu’il y avait mieux à faire dans la gestion des
« dissidents » : « Il fallait leur lâcher quelque
chose. Et pas leur dire : “Vous êtes des merdes,
on va vous taper dessus et on va faire un 49.3.”
Entre les frondeurs et le gouvernement, il y
avait juste une différence de curseur. Cinq mil
liards d’euros. »
Le 5 juillet 2016, la loi travail est adoptée à la
hussarde par l’Assemblée nationale. Via le
49.3. Tout le monde y a laissé des plumes. Les
syndicats, Hollande, Valls... Mais aussi les
frondeurs euxmêmes, vaincus et affublés de
l’étiquette de « traîtres », même si, pour
d’autres, ils feraient figure de héros. « Sur le
podium, ils sont nombreux à avoir trahi. Mais
eux, je leur en voudrai toujours », lâche Ber
nard Poignant, ancien conseiller de Hollande
à l’Elysée. « Ils ont détruit le PS, assène
Le Guen. Ils ne sont plus rien. Une déroute ab
solue. » De fait, la plupart de ces députés ré
calcitrants ont disparu du champ politique.
« Je n’ai pas de regrets, affirme JeanMarc Ger
main, désormais secrétaire national au PS.
J’ai vraiment pensé qu’on allait faire évoluer
les mentalités. Si Hollande nous avait vécus
autrement que comme des emmerdeurs, ça lui
aurait rendu service. »
Cette histoire, finalement, n’est pas si mo
derne. Shakespeare déjà s’interrogeait : « Y a
til plus de noblesse d’âme à subir la
fronde (...) ou bien à s’armer contre une mer
de douleurs et à l’arrêter par une révolte? »
Quatre siècles plus tard, la réponse n’est tou
jours pas connue.
gérard davet
et fabrice lhomme
Prochain article
Les trois péchés capitaux de Manuel Valls
« IL FALLAIT LEUR
LÂCHER QUELQUE
CHOSE. ET PAS LEUR
DIRE : “VOUS ÊTES
DES MERDES,
ON VA VOUS TAPER
DESSUS ET ON VA
FAIRE UN 49.3” »
PIERRE MOSCOVICI