2 |
INTERNATIONAL
JEUDI 29 AOÛT 2019
0123
Au Cachemire
verrouillé, la fureur
et la désolation
Le gouvernement de Narendra Modi a coupé
les communications et interdit les rassemblements
dans la région himalayenne à majorité musulmane
dont il a révoqué l’autonomie début août
REPORTAGE
srinagar, kupwara (cachemire)
envoyée spéciale
V
olets des hublots
fermés et lumiè
res éteintes, les ra
res passagers du
vol de la compa
gnie Indigo sont
soudain plongés dans l’obscurité
à l’approche de Srinagar, la capi
tale du Cachemire indien. Les hô
tesses, en tailleurs rétro épinglés
d’un badge « Girl Power », veillent
à faire respecter la mesure sécuri
taire. Les passagers ne verront
rien de la ville lovée autour du lac
Dal, des montagnes qui l’enser
rent, des chalets et des garnisons,
ou de la rivière Jhelum, qui court à
travers la vallée disputée avant de
disparaître de l’autre côté de la
ligne de démarcation, dans la
partie du Cachemire contrôlée
par le frère ennemi, le Pakistan.
Cette descente donne un avant
goût de l’opacité de la situation au
Cachemire depuis la révocation
abrupte, le 5 août, de l’article 370
de la Constitution indienne, qui
garantissait un statut d’autono
mie à la seule région à majorité
musulmane du pays. Pour le gou
vernement du premier ministre,
Narendra Modi, cette « décision
historique » doit apporter paix et
prospérité à la vallée meurtrie par
une insurrection séparatiste qui a
fait plus de 70 000 victimes, des
civils pour la plupart, depuis 1989.
Triomphalement réélu en mai, le
dirigeant nationaliste hindou met
ainsi en œuvre l’une des promes
ses les plus retentissantes de son
programme politique.
Pour contenir la fureur prévi
sible des 8 millions d’habitants de
la région, le gouvernement de
M. Modi a muselé la vallée, suppri
mant les communications et dé
ployant un dispositif sécuritaire
hors norme. Abandonnés sur un
siège de l’avion, des journaux de la
presse indienne, domptée par la
propagande officielle, assurent
que le Cachemire est « calme ».
Pourtant, les journalistes étran
gers n’y sont pas les bienvenus, ni
les partis d’opposition dont une
délégation s’est fait refouler, le
24 août, à son arrivée à Srinagar.
Dans la vallée himalayenne, la
colère gronde. De village en vil
lage, les visages sombres révèlent
tristesse, stupeur et rage. « L’Inde
nous a trahis, s’indigne Mehraj,
fermier au long manteau. La révo
cation de l’article 370 est inaccep
table. » L’attachement à cet article
était profond car il était la condi
tion, en 1947, de l’accession à
l’Inde du Cachemire, ancien Etat
princier sous les colons britanni
ques. Sa révocation se double de la
décision cinglante de New Delhi
de placer sous sa tutelle l’exécutif
du Cachemire. « C’est une humilia
tion », commente Mehraj, bientôt
rejoint par d’autres villageois,
malgré l’interdiction des rassem
blements de plus de quatre per
sonnes, sur un bord de route de la
région trouble d’Anantnag.
Le groupe ignore majestueuse
ment l’approche d’une patrouille
militaire et la présence des sol
dats postés tous les cent mètres.
Le besoin d’expression l’emporte
et, dans des discours mûris et
enflammés, la parole se libère.
« Une démocratie qui modifie la
Constitution sans nous consulter,
du jour au lendemain, et qui trans
forme le Cachemire en une prison,
c’est une dictature! », s’insurge
l’un. « L’Inde multireligieuse est
morte, avance un autre. Ce gou
vernement est contre les musul
mans. » La rengaine est la même :
« Nous, nous ne voulons ni de
l’Inde ni du Pakistan! » Et bientôt
fuse le mot rebelle, qui allume
des étincelles dans les regards
éteints : « Azadi! » (Liberté !)
Gigantesque révolte silencieuse
Les Cachemiris se repassent le
scénario de la révocation du
5 août. A Chursoo, Shefi, vêtu
d’un costume flambant neuf, a
son idée : « Ils avaient tout plani
fié! Ici, les autorités ont arrêté trois
jeunes, un ancien député et les diri
geants du parti JamaateIslami et
de l’Huriyat [plateforme des par
tis séparatiste]. » Selon des sour
ces policières citées par l’Agence
France Presse (AFP), la rafle tou
cherait près de 4 000 personnes,
disparues depuis le 4 août.
« Je n’en reviens pas », avoue
Shefi. Avec une poignée de pro
ches, il expédie aujourd’hui le ma
riage de son fils, qu’il n’a pu annu
ler faute de pouvoir contacter cer
tains invités. Mais tous délaissent
la noce dépeuplée – et les mariés –
pour parler politique. Le cousin
Zahed s’inquiète de la suppres
sion simultanée de l’article 35A,
qui donnait aux Cachemiris un
droit exclusif à la propriété dans la
région. « Le Cachemire est un labo
ratoire du nationalisme hindou :
ils veulent implanter des colonies
hindoues, comme en Palestine,
ditil. On va perdre nos terres et
nos emplois. » Un oncle ajoute :
« Comment osentils dire que c’est
pour développer la région? Nous
ne sommes pas pauvres! »
Au séisme politique de la révo
cation s’ajoute l’ampleur des res
trictions. La coupure des réseaux
téléphoniques et mobiles étouffe
la vie quotidienne. « C’est bien la
première fois, répète, abasourdi,
un vieux pêcheur du lac de Srina
gar. Quand ça chauffait, au début
de l’insurrection séparatiste,
en 1990, les lignes fonction
naient! » Sans communication,
c’est le règne du boucheàoreille,
des rumeurs et de la peur.
Quant au déploiement mili
taire, il suscite la désolation. La
traversée du Cachemire, des plai
nes d’Anantnag aux collines de
Kupwara, offre la vision d’une
vallée fantôme, entre rizières et
vergers. Sur les grandes artères, la
circulation est orchestrée par les
forces de l’ordre, avec barricades
et détours occasionnels. Mais,
dans les bourgades, le temps
semble s’être arrêté. Les rues sont
vides, comme soufflées de leur
population. Seuls les chiens y
trouvent un soudain havre de
paix. Parfois, deux ou trois hom
mes discutent, adossés aux ri
deaux métalliques des commer
ces fermés. « Nous vivons comme
en état de siège », dit Mohamed,
au cœur de la ville morte de Kup
wara, dans le nord de la région.
« L’INDE
MULTIRELIGIEUSE
EST MORTE.
CE GOUVERNEMENT
EST CONTRE
LES MUSULMANS »,
DÉPLORE
UN HABITANT
Une trahison pour la classe politique favorable à New Delhi
Les responsables locaux qui tentaient de convaincre les Cachemiris de ne pas prendre les armes se retrouvent assignés à résidence
baramulla (cachemire)
envoyée spéciale
C
omment oseraisje regar
der mes électeurs en face? »
C’est un homme boule
versé et brisé que nous rencon
trons en dépit de sa mise en rési
dence surveillée à Baramulla, ville
du nord du Cachemire indien. An
cien député de cette circonscrip
tion qui jouxte la frontière dispu
tée avec le Pakistan, Javid Hassan
Baig est l’un des piliers du Parti
démocrate du peuple (PDP), l’une
des grandes formations modé
rées de la vallée himalayenne à
majorité musulmane. Dans ce
Cachemire disputé, très hostile à
l’Inde, où sévit une insurrection
séparatiste réprimée par les forces
indiennes depuis 1989 qui a fait
70 000 morts, majoritairement
des civils, « nous étions les ambas
sadeurs de l’Inde, expliquetil.
Tous nos efforts ont consisté à
pousser les Cachemiris à ne pas
prendre les armes et à embrasser la
démocratie indienne en leur assu
rant que c’était le bon choix ».
Les repères de cet homme de
55 ans à la barbe poivre et sel ont
volé en éclats lors de la révoca
tion, le 5 août, des articles 370
et 35A de la Constitution, qui ga
rantissaient un statut d’autono
mie au Cachemire. Dans la foulée,
l’exécutif local a été mis sous la
tutelle de New Delhi. Non seule
ment les élus comme Javid Has
san Baig n’ont pas été consultés,
mais ils ont aussi été envoyés der
rière les barreaux ou assignés à
résidence, en vertu d’une loi con
troversée sur la sécurité publique.
Dès la nuit du 4 août, les arresta
tions ont notamment ciblé trois
anciens dirigeants du gouverne
ment régional : Mehbooba Mufti,
du PDP, et Omar Abdullah et son
père, Farooq Abdullah, de la Con
férence nationale (NC). C’est le
grandpère, Sheikh Abdullah, qui
avait accepté l’accession de l’Etat
princier du Cachemire à l’Union
indienne, lors de la partition de
l’empire colonial en 1947, en
échange de la garantie d’autono
mie que constituait l’article 370.
Quatre mille politiciens et
membres de la société civile
auraient été arrêtés, selon l’AFP,
autant d’opposants présumés à la
révocation constitutionnelle. Les
autorités n’ont livré aucun détail,
évoquant des « détentions préven
tives » visant à maintenir le calme.
Il est difficile de vérifier les noms
de cette liste rouge dans la paraly
sie ambiante, puisque les commu
nications sont coupées et qu’un
déploiement sécuritaire restreint
les déplacements. Le gouverne
ment nationaliste hindou du pre
mier ministre, Narendra Modi, a
réduit au silence toute contesta
tion possible et se retrouve seul
maître à bord au Cachemire.
« La révocation de l’article 370
est incroyablement choquante »,
s’indigne le député déchu. Ce
coup de poignard des autorités
dans le dos des politiciens modé
rés est d’autant plus marquant
qu’il frappe les siens : ces der
niers avaient souvent été accusés
par leurs détracteurs de n’être
que des pions à la solde de New
Delhi. Le PDP, sa formation, a di
rigé le gouvernement régional
de 2016 à 2018 au moyen d’une
coalition formée avec le parti
nationaliste hindou de M. Modi.
« J’ai échoué »
Pour Javid Hassan Baig, la
manœuvre du 5 août sonne le
glas de ses idéaux. « En 2002, à
Baramulla, j’ai été le premier à me
rendre aux urnes quand les ten
sions prévalaient, racontetil.
L’insurrection séparatiste avait dé
claré que le premier votant serait
assassiné. Le premier votant,
c’était moi! Jusqu’alors, les élec
teurs se masquaient le visage avec
un foulard pour aller voter. Moi,
j’ai défié l’insurrection à visage
découvert. J’avais foi en l’Inde et en
ses institutions. »
L’article 370, qui conférait au
Cachemire la gestion de certains
domaines dans ses affaires inté
rieures, permettait aux partis
modérés de brandir auprès de
leurs électeurs le respect des
aspirations cachemiries au sein
de l’Inde. « Tout notre programme
politique reposait sur cette garan
tie, explique M. Hassan Baig. Les
gens doivent encore avoir chez eux
des posters avec ma photo et le slo
gan : “Votez pour moi, je protégerai
l’article 370 !”. Aujourd’hui, ils vont
me voir comme un traître. Que
puisje leur dire? Je n’ai aucune ex
cuse. En tant que politicien, j’ai
échoué. » L’homme, pourtant
aguerri par des décennies de poli
tique, ne peut retenir ses larmes.
Le professeur Noor Ahmad
Baba, politologue à Srinagar, voit
dans les arrestations des derniè
res semaines « une volonté no
tamment de bâillonner les partis
modérés qui soutenaient les fonde
ments d’une Inde multireligieuse. »
L’ancien député Javid Hassan Baig
va plus loin : « Ce gouvernement
met à exécution son projet de créer
une Inde hindoue. Sa révocation
vient de ravager le seul espace du
Cachemire qui n’était pas aliéné à
l’Inde ». Lui anticipe une flambée
de violences au Cachemire.
« D’après mes informations, de
nombreux combattants pakista
nais passent la frontière pour venir
nourrir l’insurrection contre l’Inde,
ditil. Et j’entends aussi que des
jeunes des zones rurales veulent
prendre les armes. En révoquant
l’article 370, et pour la première
fois, l’Inde leur donne une vraie
raison de se battre. »
a. d. r.
L A C R I S E A U C A C H E M I R E
INDE
PAKISTAN
CHINE
New Delhi NÉPAL
250 km
Srinagar
Anantnag
Kupwara
Jammu-et-Cachemire
Malgré les injonctions
des autorités, les magasins
restent fermés au marché
central de Srinagar (Jammuet
Cachemire), le 27 août. DAR YASIN/AP