Le Monde - 29.08.2019

(coco) #1

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CULTURE


JEUDI 29 AOÛT 2019

0123


Paul Wolff, petit 


soldat du Leica


A Wetzlar, une rétrospective sort


de l’oubli le photographe des années


1930, qui a donné de l’Allemagne


une image positive, appréciée des nazis


PHOTOGRAPHIE
wetzlar (allemagne)

I


l faut saluer l’audace de l’en­
treprise Leica qui, pour inau­
gurer son nouveau musée
consacré à la photographie,
à Wetzlar près de Francfort, n’a
pas choisi la facilité. Sa première
exposition salue une figure quasi
oubliée, l’Allemand Paul Wolff
(1887­1951). Un personnage talen­
tueux autant qu’ambivalent : il
fut le photographe le plus connu
en Allemagne des années 1920
aux années 1940, traversant ces
périodes troublées grâce à des
images novatrices et légères,
appréciées des avant­gardes
comme des nazis.
Pour cette rétrospective inédite,
l’historien Hans­Michael Koetzle
a mis huit ans à rassembler les pu­
blications et les tirages du photo­
graphe, éparpillés dans de nom­
breuses collections. Il en a tiré
une exposition riche de 200 tira­
ges et de nombreux documents,
accompagnée d’un gros ouvrage
très illustré aux textes passion­
nants. Le projet, sous­titré « Lu­
mière et ombres » n’évite pas les
questions qui fâchent, en particu­
lier les rapports des images à la
propagande nazie.
L’exposition insiste de façon un
peu lourde sur le Leica, avec l’ap­
pareil en majesté dans une vitrine
ou des citations au mur pas fran­
chement inoubliables. Mais elle
retrace avec clarté, en une dizaine
de chapitres, un itinéraire hors du
commun – Paul Wolff a connu
deux guerres mondiales, l’em­
pire, la République de Weimar et
le Reich. « Il a eu une capacité
d’adaptation et un sens des affai­
res incroyables, résume le com­
missaire. Il a couvert tous les su­
jets, l’architecture, la photo de rue,
les voitures, la photo aérienne... et
il a toujours innové, avec le Leica
ou la photo couleur. »
Stylistiquement parlant, Paul
Wolff a aussi fait le grand écart.
La photographie, au début, est
juste un passe­temps pour ce mé­
decin qui a grandi dans l’Alsace­
Lorraine impériale. Strasbourg
devenant française en 1918, il est
expulsé, arrive à Francfort avec

juste une valise. Ses premières
images sont d’abord teintées de
pictorialisme : il photographie la
vieille ville dans une brume nos­
talgique.
Mais quelques années plus tard,
on le voit à la fois virer de style et
de matériel : il adopte le nouveau
Leica, maniable et léger, et s’asso­
cie au Neue Frankfurt, un mouve­
ment architectural et social radi­
cal qui redessine la ville. Paul
Wolff crée alors des images à
l’unisson des bâtiments moder­
nes, en s’inspirant du mouve­
ment de la Nouvelle Vision : ca­
drages inédits, géométrie et qua­
si­abstraction. Il participe même
à la légendaire exposition
d’avant­garde, « Film und Foto »,
en 1929, à Stuttgart.

Un technicien hors pair
Spécialiste de photo d’architec­
ture et industrielle, Paul Wolff
sera un technicien hors pair,
jamais un théoricien ni un ar­
tiste : il préfère créer une compa­
gnie prospère (vingt employés)
qui fait des images pour les entre­
prises, les livres touristiques et
surtout la presse magazine, en
plein essor. Dans l’Allemagne de
Weimar touchée par la crise, ses
images sont une échappatoire, el­
les célèbrent le plein air et la li­
berté, les voyages, la technologie,
dans des formes novatrices mais
jamais trop radicales.
Des photos « spontanées », en
réalité très mises en scène – les
plus réussies montrent des jeu­
nes femmes libérées (il fait poser
sa femme ou celle de son associé,
Alfred Tritschler) à la plage ou
dans des sites urbains. Son ter­
rain? Moins le reportage que l’il­
lustration intemporelle : ses ima­
ges peuvent être utilisées « pour
n’importe quel sujet », précise­t­il.
Paul Wolff est partout dans la
presse et publie également des li­
vres populaires.
Mais il va surtout gagner sa ré­
putation en tant que « maître du
Leica ». Il adopte le petit appareil
dès 1926 et écrit un manuel, Mes
aventures au Leica (1934), qui fera
naître un véritable genre. Le livre
écrit à la première personne est
rempli de photos qui sont autant

de prouesses photographiques,
en avion, sur un bateau... Il sera
traduit, réédité et accompagné
d’une exposition qui contribuera
beaucoup à populariser l’appareil
à l’étranger, surtout au Japon.
Un chapitre de l’exposition
montre que l’arrivée des nazis au
pouvoir, en 1933, ne bouleverse
pas la vie de Paul Wolff. Il faut
dire que ses images positives col­
lent plutôt bien avec la vision de
l’Allemagne que cherchent à ré­
pandre les nazis. Ses images de
jeunes femmes souriantes sont
réutilisées par le magazine de
propagande Signal. Paul Wolff

continue de photographier
comme avant l’industrie – sauf
qu’elle est tournée vers l’effort de
guerre. Il publie aussi un livre sur
les Jeux olympiques de Berlin de
1936, avec saluts nazis et croix
gammées.
Mais Paul Wolff n’a jamais sou­
tenu le régime comme Leni
Riefenstahl ou Heinrich Hof­
fmann, ni appartenu au parti. Il
compte un temps une employée
juive dans son entreprise.
« C’était un bourgeois qui aimait
les voitures, le vin, pas la politique,
indique le commissaire. Les
membres du Neue Frankfurt se

sont enfuis. Lui avait été trauma­
tisé par l’exil, il est resté à Franc­
fort et a fait avec. » Une attitude
passive qui l’a fait, indirecte­
ment, contribuer à l’imagerie du
régime. Et devenir témoin im­
puissant de son temps : en 1943,
l’impertinent journal Frankfurter
Zeitung, dont le directeur est un
ami, est fermé par les nazis. Paul
Wolff fera des photos sur place,
comme pour une élégie.
La fin de la guerre sera tragique :
en 1944, sa maison et son entre­
prise sont détruites par les bom­
bardements, sa femme le quitte. Il
photographie les ruines, en cou­

Un nouveau musée sur le site historique de la firme allemande


L’institution, fondée et financée par Leica, accueillera dans ses espaces deux ou trois expositions par an


wetzlar (allemagne)

A


vec son nouveau Musée
de la photographie Ernst
Leitz, baptisé du nom du
fondateur de l’entreprise Leica, la
firme allemande d’appareils
photographiques et d’optique
parachève son Leitz­Park, sorte
de « Leicaland » entre tradition et
haute technologie : à Wetzlar, à
80 kilomètres de Francfort, un
site à l’architecture futuriste et
chauffé par géothermie, qui a
ouvert en 2018, regroupe désor­
mais, sur près de 27 000 m^2 , un
hôtel de 129 chambres ornées de
photos prises au Leica, une bou­
tique où on vend les célèbres ap­

pareils, un café, et l’usine princi­
pale du groupe en forme de pelli­
cule, où une vitre permet d’ob­
server les employés au travail.
Désormais, on y trouve égale­
ment cet immense musée cubi­
que de 1 000 m^2.
Les aficionados de la marque,
ces « leicaïstes » que l’on croise
souvent sur place avec leur appa­
reil autour du cou, peuvent ainsi
passer plusieurs journées plon­
gés dans l’univers de Leica, qui
cultive soigneusement son
image de marque avec ce retour
aux sources – le site de Wetzlar
était celui occupé par l’usine
d’optique originelle d’Ernst Leitz


  • et son caractère unique.


« En continuant à fabriquer nos
appareils en Europe, et en les as­
semblant à la main, on est un peu
comme le village d’Astérix », plai­
sante l’actionnaire principal,
Andreas Kaufmann.

« Une vraie institution »
Cet Autrichien, ancien professeur
de littérature dans une école al­
ternative, héritier d’une fortune
familiale amassée dans l’indus­
trie du papier, a racheté Leica
en 2005. Il a ressuscité
l’entreprise en perdition en lui
faisant prendre le virage numéri­
que, tout en positionnant les
appareils Leica comme des objets
de luxe. Le musée, fondé et

financé par Leica, accueillera
dans ses espaces deux ou trois ex­
positions par an, et vise, à terme,
une fréquentation annuelle de
6 000 visiteurs.
« Ici nous avons un musée con­
sacré à la photographie moderne,
une vraie institution culturelle,
pas un musée Leica, précise le di­
recteur de l’établissement, Rei­
ner Packeiser. L’idée est de pro­
duire et de faire tourner des expo­
sitions dans d’autres musées,
mais aussi de conserver sur place
des archives de photographes et
d’enrichir notre collection. »
La firme a déjà amassé de nom­
breux tirages signés d’artistes
avec lesquels elle a collaboré par

le passé en leur prêtant des appa­
reils – « Nous avons 50 photos
d’Araki, et nous avons récemment
acquis 75 tirages de Jürgen
Schadeberg, photographe de
l’apartheid », indique le directeur.
Miser sur le patrimoine cultu­
rel mythique de Leica, appareil
fétiche de photographes célèbres
comme Henri Cartier­Bresson, et
sur son inscription dans l’his­
toire de la photographie, a tou­
jours été la stratégie d’Andreas
Kaufmann.
Il dit avoir beaucoup appris du
groupe Hermès, qui fut l’action­
naire principal de Leica de 2000 à


  1. « Un appareil Leica est un
    produit de luxe, réservé à une mi­


norité de gens. On ne fait pas de
marketing. Mais on mise sur le
seul luxe qui reste aujourd’hui :
l’art et la culture. Le goût, ça ne
s’achète pas. »
Il a ainsi doté l’entreprise, en
parallèle aux Leica Stores, d’une
vingtaine de « Galeries Leica » à
travers le monde, lieux d’exposi­
tion pour des photographes jeu­
nes ou reconnus. Après une
grande exposition qui a célébré
les cent ans de l’invention de l’ap­
pareil en 2014, le musée vise à
installer un peu plus la dimen­
sion patrimoniale de Leica, en
équilibre entre son passé argen­
tique et son avenir numérique.
cl. g.

Supports de
générateurs
hydroélectriques,
chez Siemens­
Schuckert,
à Berlin,
en 1936.
DR. PAUL WOLFF
& TRITSCHLER, ARCHIVES
PHOTOGRAPHIQUES,
OFFENBOURG

leurs. Avant de mourir, en 1951, il
écrira une autobiographie amère,
où il parle de business, d’exploits
photographiques. Mais surtout
pas de politique.
claire guillot

« Dr. Paul Wolff & Tritschler,
Lumière et ombres,
photographies 1920­1950 »,
rétrospective au Ernst Leitz
Museum, à Wetzlar (Allemagne).
Jusqu’au 26 janvier 2020.
Catalogue aux éditions
Kehrer/Ernst Leitz Museum,
464 p., 967 ill., 78 € (version
anglaise et allemande).
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