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JEUDI 29 AOÛT 2019 culture| 21
Christie’s disperse la collection
de l’architecte Ieoh Ming Pei
Les artistes Dubuffet, Zao Wouki et Newman dominent l’ensemble
mis aux enchères lors de onze ventes à travers le monde cet automne
ARTS
D
écédé en mai à l’âge de
102 ans, Ieoh Ming Pei
a laissé à la postérité
une audace architec
turale : la transformation du Lou
vre en Grand Louvre. L’architecte
américain d’origine chinoise a
aussi légué, à ses enfants cette
fois, une importante collection
d’art, soit 59 œuvres estimées à
plus de 25 millions de dollars
(22,51 millions d’euros) que Chris
tie’s disperse cet automne lors de
ventes, dont les trois principales
se tiendront à New York le 13 no
vembre, Hongkong le 23 novem
bre et Paris le 3 décembre.
Pourquoi Paris, où sera donné,
le 13 septembre, le coup d’envoi de
la tournée mondiale des lotspha
res? Parce que la Pyramide du
Louvre, qui suscita à son inaugu
ration, en 1989, une violente polé
mique, est sans doute l’architec
ture la plus emblématique de Pei.
Ses liens avec Paris remontent à
1951, quand il s’y rend pour la pre
mière fois avec son épouse, Eileen
- décédée en 2014. Le couple avait
choisi un petit hôtel dans la rue
SaintHonoré pour sa proximité
avec le Louvre qu’ils visitaient
tous les jours. « La culture fran
çaise, c’est le summum de ce
qu’aimait Pei », assure Michel Ma
cary, architecte associé pour le
réaménagement du Louvre.
Sa collection est toutefois à che
val sur plusieurs continents, mi
roir d’une trajectoire qui a conduit
Ieoh Ming Pei de Canton, en Chine,
où il voit le jour en 1917, jusqu’aux
EtatsUnis, où il pose ses valises
en 1935. Elle reflète aussi une
grande complicité de couple, « les
choix étant autant ceux de Pei que
de sa femme », précise Marc Porter,
président de Christie’s Amérique.
Commencé dans les années
1950, lorsque l’architecte ouvre sa
première agence, l’ensemble
prend de l’ampleur dans les décen
nies 19701980, quand sa réputa
tion décolle. « Pei s’intéressait aux
artistes de sa génération, mais pas
à toute son époque, remarque
Michel Macary. L’art conceptuel
l’amusait, mais ne le passionnait
pas. Ce qu’il aimait dans la pein
ture, c’était le travail d’approfondis
sement de la pensée, l’idée qu’on
passe toute une vie à chercher dans
une même direction. »
Débuts du « Zip »
Dans la maison des Pei au cœur de
Manhattan, à New York, tout était
calme et beauté : une toile de
Willem de Kooning, accrochée au
dessus de la cheminée, dialoguait
avec un grand tableau de Morris
Louis et une petite sculpture de
Henry Moore posée sur la table
basse. Le couple n’empilait pas les
trophées mais cultivait l’amitié,
les œuvres témoignant d’un long
compagnonnage avec les artistes.
« Mes parents chérissaient ces ami
tiés, et même lorsque leurs amis
étaient loin, ils ne le ressentaient ja
mais car ils vivaient avec leurs
œuvres au quotidien », indique
leur fille Liane Pei.
Trois artistes dominent l’ensem
ble. Barnett Newman, d’abord,
l’un des chefs de file de l’expres
sionnisme abstrait américain,
avec lequel les Pei partaient sou
vent en vacances. En 1970, à la
mort du peintre, ils achètent à sa
veuve deux tableaux de 1950 mar
quant les débuts du « Zip », ces
bandes verticales qui fendent l’es
pace pictural comme des rais de
lumière ou d’obscurité.
Ces deux toiles sont évaluées
chacune autour de 5 et 8 millions
de dollars (entre 4,50 et 7,20 mil
lions d’euros), loin du record de
84,10 millions de dollars
(75,70 millions d’euros) décroché
par Christie’s en 2014 pour une
toile de 1961. « Les estimations sont
en phase avec d’autres œuvres si
milaires », justifie Johanna Flaum,
responsable des ventes d’art
d’aprèsguerre et contemporain
chez Christie’s.
Pei rencontra aussi à plusieurs
reprises le Français Jean Dubuffet,
à qui il commandera en 1970 un
ensemble monumental pour l’ex
tension de la National Gallery de
Washington. Il lui achètera per
sonnellement sept œuvres, dont
la Brouette, un tableau de 1964 ap
partenant au cycle très recherché
de « L’Hourloupe ».
L’artiste dont Pei fut le plus pro
che est le FrancoChinois Zao
Wouki, dont deux tableaux se
ront en vente à Hongkong. Issus
de familles aisées et lettrées chi
noises, ils avaient en commun
d’avoir migré, l’un vers l’Améri
que, l’autre vers Paris. Depuis leur
première rencontre en 1951, ils ne
se sont jamais perdus de vue.
Pei rédigera la préface de la pre
mière exposition de Zao Wouki à
la galerie Pierre Matisse à New
York en 1980, et lui commandera
des œuvres pour l’hôtel Fragrant
Hill à Pékin ainsi que pour le cen
tre commercial Raffles City à Sin
gapour. « Ils se voyaient presque à
chaque fois que Pei venait à Paris,
se souvient Michel Macary. Zao
était présent à toutes les étapes
importantes du réaménagement
du Louvre. » A tel point que, lors de
l’inauguration de la Pyramide,
des invités ont félicité le peintre
qu’ils avaient confondu avec l’ar
chitecte !
roxana azimi
Pierrick Pédron Quartet au Duc des Lombards, visite guidée
Sur la scène du club parisien, le saxophoniste alto et sa formation réexplorent les territoires inconnus de l’improvisation
JAZZ
U
nknown... Quel sens
exact donnetil à son ti
tre, Pierrick Pédron,
saxophoniste alto, compositeur
téméraire? Unknown, titre de son
récent neuvième album (direc
teur artistique, Laurent de Wilde),
titre de ses récitals en quartette.
Inconnu, Pierrick Pédron ne l’est
pas. Son quartette, pas davantage :
CarlHenri Morisset (piano), Tho
mas Bramerie (contrebasse), Elie
MartinCharrière (batterie), c’est
du lourd, plutôt léger dans le
genre. Lui, Pierrick Pédron, 50 ans,
a commencé par les bals populai
res en Bretagne, se lance, en tant
que leader, avec Cherokee (2001).
Selmer le désigne au même mo
ment pour mettre au point le sax
alto Référence que le fabriquant
commercialise en 2003.
Estce à cette date que l’on com
mence à signaler la « maturité » de
Pédron? Probablement : le son, le
contrôle de la colonne d’air, la ri
gueur de toutes les libertés, plus
l’autorité sans autoritarisme qu’il
transmet à ses partenaires. En
club, mis à nu par la proximité et
l’écoute, c’est éclatant. Au Duc des
Lombards (Paris 1er), mardi
27 août, ils entrent en scène en
toute simplicité.
Ses annonces et commentaires
à lui, le leader, sont simples, lé
gers, amusants. Il a pris du corps,
un faux air de De Niro, l’allure de
ce talonneur qui fait défaut au XV
de France, et soudain, il attaque.
Le mot sonne faux, bien qu’on
parle de l’« attaque » des sax,
mais, dès le premier thème, Unk
nown, justement, le quartette
abat toutes ses cartes : mobilité,
ruptures aussi contrôlées que les
dérapages, accélérations stupé
fiantes, six airs s’enchaînent à la
première phrase, tempo signé,
climat rêveur, sprint soudain, vi
vacité crescendo, free délibéré,
chacun joue le jeu ensemble. Il y
faut un sacré talent, pas mal de
connivence expérimentale, beau
coup d’amour.
On perçoit si l’on veut – de Bird à
Art Pepper – toutes les grandes
voix de l’alto, mais on n’oublie ja
mais celle de Pédron, sa sérénité
bouillonnante. La deuxième
pièce, Mum’s Eyes, est l’élégie com
posée par l’altiste quelques jours
après la mort de sa mère. Une bal
lade poignante sans pathos, dans
laquelle interviennent les parte
naires selon un agencement oc
culte parfaitement réglé. Voilà. On
ne va pas vous détailler chaque
pièce, le quartette devait jouer en
core le 28 août, et, sur la même
trame, chaque set est différent.
Envolées flamboyantes
Si, tout de même, mention spé
ciale à l’hommage rendu au
grand pianiste du Mississipi Mul
grew Miller (19552013), présent
sur l’album Deep in a Dream (Pé
dron et Bramerie), en 2005. Mister
Miller fait partie des ballades dou
loureuses de la soirée. Elles alter
nent, on ne sait pas bien com
ment, avec ces fulgurances, ces
envolées flamboyantes qui ren
voient à Depeche Mode ou à l’art
de se presser ensemble, qui n’est
pas rien.
A la fin, Estelle Perrault, chan
teuse des silences habités, donne
une voix à A Broken Reed. Une
voix et des paroles délicates
qu’elle signe, à cette histoire d’an
che brisée en cours d’enregistre
ment. Laquelle figure, avec son
voile intact, sur l’album d’origine
Unknown. On songe au Désert des
Déserts (Pocket, 1999), ce voyage
en terres inconnues effectué par
Wilfred Thesiger avec les derniers
Bédouins de l’Arabie du Sud, juste
avant leur disparition. Dans les
sables, ils tombent sur le palais ef
facé dans l’indifférence des rui
nes qu’un prince avait consacré
aux parfums : salle de la rose, salle
du jasmin, etc., jusqu’à la pièce à
trois murs, béante sur le désert : le
parfum des déserts... Unknown
est cette visite guidée en sables
inconnus. Le parfum du rêve. A
découvrir sans trembler, surtout
si l’on ne sait rien du « jazz ».
francis marmande
Pierrick Pédron Quartet au Duc
des Lombards, 42, rue des
Lombards, Paris 1er. Mercredi
28 août, à 19 h 30 et 21 h 45.
« La Brouette »
(1964), de Jean
Dubuffet.
CHRISTIE’S IMAGES LTD
Le couple
n’empilait pas les
trophées, mais
cultivait l’amitié,
les œuvres
témoignant
d’un long
compagnonnage
avec les artistes
Trois architectes, trois
parcours et la « banane »
Frédéric Borel, Marc Barani et le duo Ibos et
Vitart évoquent, chacun à sa manière, leur
vision du bâti à la Cité de l’architecture, à Paris
EXPOSITION
D
ans le droitfil des mono
graphies contemporai
nes lancées en 2007, la
Cité de l’architecture et du patri
moine, à Paris, présente jusqu’au
16 septembre « Un paysage de l’ex
cellence. Trois figures de l’architec
ture française ». Frédéric Borel,
Marc Barani et le duo JeanMarc
Ibos et Myrto Vitart, lauréats du
Grand Prix national de l’architec
ture respectivement en 2010, 2013
et 2016, composent ce passion
nant panorama bâti par trois com
missaires. Un savant voisinage se
déploie ainsi dans la « banane », la
grande salle courbe de l’aile orien
tale du Palais de Chaillot.
« L’exposition veut raconter la di
versité de l’architecture française,
indique le directeur de la création
architecturale à la Cité et commis
saire général de l’exposition,
Francis Rambert. Trois parcours,
trois manières de l’exprimer, trois
façons de faire les choses par des
architectes ayant en commun
d’être des enfants du concours. »
Le logement, notamment social,
est le cheval de bataille de Frédéric
Borel, qui, chronologie oblige,
ouvre le bal. Ici, la pensée cons
tructive de l’auteur, qui expose ses
vues selon une trilogie « Figures »,
« Objets », « Paysages », s’incarne à
travers la maquette. « C’est ce qui
permet d’entrer le mieux dans le
projet, détaille le critique Richard
Scoffier. C’est ce qui permet la
meilleure mise en présence de l’ar
chitecture. » Digne d’un musée de
sculpture révélant des jeux d’om
bre et de lumière, cette entrée en
matière impressionne.
« Une architecture-enveloppe »
A propos des volumes anthropo
morphiques dont il façonne lui
même l’ébauche, Frédéric Borel
évoque « des statues creuses et ha
bitées, des statues de l’île de Pâques
qui auraient été squattées ».
L’auteur du bâtiment de l’Ecole na
tionale d’architecture ParisVal de
Seine revendique « une architectu
reenveloppe, plutôt qu’une archi
tecturetoit ».
Chez Marc Barani, dans la dis
crétion des lignes du béton, du
métal ou du verre, le paysage bâti
se voit autant qu’il s’écoute et se
ressent. Usager, visiteur ou pas
sant, nous voici complice d’une
édifiante synesthésie. Lui parle de
« correspondances subtiles ». A la
Cité, l’architecte voulait « propo
ser un autre regard sur son œuvre
construit, adopter une langue
imagée, précise l’historien de l’art
Colin Lemoine. Mais comment
représenter une architecture
irreprésentable? »
Marc Barani, qui a signé à Arles
le nouveau bâtiment de l’Ecole
nationale supérieure de la photo
graphie (ENSP), fait peu de ma
quettes, peu de dessins. Le jeune
commissaire a donc dû « trouver
des figures de médiation qui par
lent de l’œuvre alors qu’elle n’est
pas là », comme la confrontation
entre des plans de l’architecte et
des sons créés pour l’occasion par
le musicien Bertrand Gauguet.
Le plan, la transparence, la lu
mière, la couleur... la partition si
lencieuse de JeanMarc Ibos et
Myrto Vitart compose une archi
tecture en soi : audessus du sol,
une soixantaine de photographies
lumineuses de détails de leurs
projets sont allongées et se pour
suivent en courbe dans le reflet
d’un immense mur miroir. « Nous
avons joué la banane, sourit Myrto
Vitart. Nous souhaitons montrer
de l’architecture, ne pas faire de
grands discours. Créer un ordon
nancement par la couleur, établir
des relations par affinité entre les
images. » Un ensemble de films du
cinéaste et plasticien Alain
Fleischer complète le dispositif.
Ibos et Vitart comparent leur ar
chitecture à « un plan fixe de ci
néma. On s’arrange pour que le bâ
timent reste vivant, qu’il se réac
tualise, se renouvelle », disentils.
Chez eux, l’usager devient l’acteur
d’une chorégraphie impromptue
où l’architecture sert de cadre.
Pour la Maison de Solenn, au
cœur de Paris, une grande courbe
de verre teinte en vert parvient à
entretenir, par le filtre d’une sim
ple couleur, une juste distance en
tre le dehors et le dedans, entre les
débordements de la ville et des
adolescents en souffrance. « On
aimerait que les jeunes pension
naires, ici, se sentent en sécurité, li
bres et protégés », expliquaient les
architectes. Belle définition pour
une architecture de l’excellence.
jeanjacques larrochelle
Un paysage de l’excellence.
Trois figures de l’architecture
française, Cité de l’architecture et
du patrimoine, Palais de Chaillot,
Paris 16e. Jusqu’au 16 septembre.
De 3 € à 5 €.
« On s’arrange
pour que le
bâtiment reste
vivant, qu’il
se réactualise »,
expliquent
Jean-Marc Ibos
et Myrto Vitart