Le Monde - 29.08.2019

(coco) #1
0123
JEUDI 29 AOÛT 2019

styles

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chaumont


tient


l’affiche


Qu’il s’agisse de créations pour


le théâtre ou le cinéma, cet art


graphique rythme toujours l’espace


urbain mais se raréfie. Tour


d’horizon des dernières tendances


dans la capitale de la Haute­Marne,


qui met les affiches à l’honneur


jusqu’au 22 septembre


DESIGN


L


es graphistes parisiens
du studio deValence ont
le sourire. Leur collabo­
ration avec le Théâtre de
la Commune, à Aubervilliers, en
Seine­Saint­Denis, vient d’être
décorée du Grand Prix décerné
par la Biennale internationale de
design graphique, qui se tient à
Chaumont jusqu’au 22 septem­
bre. Tous les deux ans, le meilleur
de la création graphique dans
l’affiche est ainsi compulsé et
donne la tendance qui anime ce
support créatif.
Pour le cru 2019, les créations
du studio deValence, avec beau­
coup d’écritures et des couleurs
intrigantes, ont donc fait mou­
che. Comme cette affiche pour
une pièce de Pirandello qui re­
produit une page du texte de
l’œuvre, avec une graphie qui at­
tire l’œil. « Dans le métro ou dans
la rue, où règne globalement une
grande médiocrité sur les murs, ce
genre de création se remarque im­
médiatement. Je me rappelle en­
core ma joie en les découvrant
porte de Vincennes. Je voudrais en
voir tellement plus de ce niveau
dans l’espace public, mais faire
une bonne affiche est un exercice
très compliqué. J’ai toujours consi­
déré que ceux qui faisaient de bel­
les affiches étaient de très bons
graphistes », estime Fanette Mel­
lier, graphiste et présidente du
jury cette année.
La « patte » singulière de deVa­
lence est, elle, peut­être à cher­
cher du côté de leur deuxième
passion après l’affiche, l’édition.
En effet, chacune de leur création
pour la Commune pourrait aussi
être une couverture de livre. Rien
d’étonnant : Alexandre Dimos,

cofondateur du studio deValence,
a justement lancé la maison
d’édition B42, centrée sur le de­
sign et la typographie. B42 vient
d’ailleurs de publier la première
monographie sur le graphiste
français Frédéric Teschner, mort
en 2016 et dont le travail fait de
petits détails, de dessins et de
jeux typographiques a marqué le
monde de l’affiche. Sa série décli­
nant successivement les lettres H,
A, V, R, E, échos graphiques du
port et de la ville du même nom,
restera dans les mémoires. « Il a
été formé auprès de figures majeu­
res du secteur comme Pierre Ber­
nard. Le travail de Frédéric Tesch­
ner pour le Théâtre Nanterre­
Amandiers ou le centre d’art Pas­
serelle à Brest resteront comme
des exemples inspirants », confie
Alexandre Dimos. La biennale de
Chaumont lui rend, elle aussi,
hommage cette année.

Une résonance sociale
Un lieu autre que Chaumont re­
lie Fanette Mellier, les deValence
ou même Frédéric Teschner, c’est
Lézard graphique. Cet endroit au
nom amusant est un atelier de
sérigraphie réputé de la banlieue
de Strasbourg « qui a fait beau­
coup pour porter le graphisme en
France et ailleurs », souligne Fa­
nette Mellier, qui cosigne tou­
jours ses créations avec lui. Le sé­
rigraphe Jean­Yves Grandidier a
créé cet atelier en 1979 avec la vo­
lonté de travailler l’affiche papier
comme un artisan. « J’ai eu, dès le
départ, envie de mettre mon im­
primerie au service des graphis­
tes, de leur donner envie de l’utili­
ser comme un outil de création
supplémentaire entre encres et
papiers », raconte Jean­Yves
Grandidier.

Dans le devenir de l’affiche, sa
posture a été décisive : « Le numé­
rique, je n’y suis pas allé. Il a ses
qualités, mais je voulais garder la
magie de la différence, celle qui
fait qu’un tirage reste quelque
chose d’inédit à chaque fois car il
est manuel. Mais encore faut­il
trouver des commanditaires qui
soient prêts à payer un surplus
pour éviter la standardisation nu­
mérique », explique l’imprimeur.
Entre autres, il évoque ainsi sa
longue et stimulante collabora­
tion avec le studio de graphisme

Helmo (Thomas Couderc et Clé­
ment Vauchez) pour les affiches
du festival de jazz strasbourgeois
Jazzdor.
Pour Fanette Mellier, si l’affiche
se raréfie dans le paysage fran­
çais, c’est parce que de plus en
plus de clients en viennent à s’in­
terroger : « A l’heure d’Internet et
des réseaux sociaux, cela vaut­il
encore la peine d’être visible dans
la rue ?, pensent à présent nombre
de commanditaires, explique la
graphiste. Or la force d’une affi­
che est telle qu’il ne faut surtout
pas la considérer comme une co­
quetterie. L’affiche aujourd’hui,
c’est comme le disque vinyle :
comme elle est de plus en plus
rare, elle est justement de plus en
plus remarquée! »
Le designer graphique suisse
Felix Pfäffli, qui est lui aussi un
habitué de la biennale de Chau­
mont, se rend compte qu’il a de la
chance : « En Suisse, les gens conti­
nuent d’adorer l’affiche et donc
d’en commander. » Depuis son
studio basé à Lucerne, ce trente­
naire joue lui aussi beaucoup
avec les lettres et les codes pictu­
raux jusqu’à parfois « brouiller »
la vision des gens, pour mieux
capter leur attention. « Pour moi,
l’affiche c’est comme un voyage
magique : en quelques secondes à
peine, vous devez réussir votre
tour! », lance­t­il.
En France, où le marché est plus
menacé, une jeune génération de
graphistes voue toujours une pas­
sion pour ce média, et ce, notam­
ment, sur Instagram. C’est le cas
des Super Terrain. Pour ce trio, l’af­
fiche reste le support de prédilec­

tion. « C’est celui sur lequel on
s’amuse le plus, qui développe no­
tre créativité. A tel point que l’on
part souvent de l’affiche pour déve­
lopper ensuite tout un projet de
commande », expliquent Quentin
Bodin et Luc de Fouquet. Installés
entre Nantes et Marseille, les jeu­
nes graphistes se sont fait notam­
ment remarquer avec leurs séries
d’affiches pour le lieu de création
TU­Nantes.
Si les plus belles initiatives gra­
phiques restent cantonnées au
secteur culturel, l’affiche ose en­
core parfois entrer en résonance
avec l’actualité politique et so­
ciale. C’est le cas de deux récen­
tes productions de l’atelier For­
mes vives réalisées pour les Edi­
tions Ultra, en Bretagne, spéciali­
sées en design, architecture et
art contemporain.
Couronné par le prix Espoir à la
biennale, ce diptyque graphique
met en scène deux grands flip­
pers très colorés dans lesquels se
sont glissées subtilement des ré­
férences directes au mouvement
des « gilets jaunes » qui occu­
paient alors les ronds­points, avec
des mots gravés comme « lan­
ceurs de Flash­Ball », « heures
sup », « subprimes »... Un engage­
ment qui sonne comme un re­
tour aux sources pour l’affiche.
anne­lise carlo

Biennale internationale de
design graphique, jusqu’au
22 septembre, Centre national
du graphisme, 1, place Emile­
Goguenheim, à Chaumont.
Tél. : 03­25­35­79­01.

« POUR MOI, L’AFFICHE 


C’EST COMME UN VOYAGE 


MAGIQUE : EN QUELQUES 


SECONDES À PEINE,


VOUS DEVEZ RÉUSSIR 


VOTRE TOUR ! »
FELIX PFÄFFLI
designer graphique

Affiche du studio
Super Terrain pour
le lieu de création
TU­Nantes,
en 2018.
STUDIO SUPER TERRAIN

la biennale internationale de design
graphique de Chaumont est organisée par
le Signe, Centre national du graphisme,
jusqu’au 22 septembre. Rencontre avec Vir­
ginie Vignon, responsable des expositions
et des collections.

Quel est l’objectif de cette deuxième
Biennale internationale de design gra­
phique?
La biennale s’inscrit dans la continuité de
l’ancien festival de l’affiche de Chaumont,
elle­même surnommée la « ville de l’affi­
che »! Intitulée « Post Medium », la pro­
grammation met en lumière aussi bien la
jeune création graphique que des artistes
majeurs durant quatre mois. Se mêlent
ainsi des expositions thématiques,
comme « La Fabrique de l’affiche », et, jus­
qu’au 22 septembre, les expositions mono­
graphiques des graphistes Frédéric Tesch­
ner et Karl Nawrot.
Depuis 1990, date de sa création, le con­
cours international d’affiches, qui est très
réputé, a permis de constituer une collec­

tion de plus de 45 000 pièces conservées à
Chaumont.

Quelles grandes tendances se dessinent
autour de l’affiche?
Jusqu’à présent, il y avait surtout des per­
sonnalités individuelles qui émergeaient
dans ce domaine, comme le créateur gra­
phique Mathias Schweizer par exemple.
Aujourd’hui, on voit beaucoup plus les gra­
phistes se regrouper et travailler en studio.
Mais ce travail collectif ne les empêche pas
de garder une « patte » très identifiée, re­
connaissable. C’est le cas du studio deVa­
lence, qui a remporté le Grand Prix cette
année. L’autre grande tendance, c’est le
soin apporté au tirage et au rendu final, qui
est de plus en plus important. En réponse à
ça, il y a un public de collectionneurs qui
augmente. On voit de plus en plus d’affi­
ches numérotées, produites en tirage li­
mité. Les graphistes travaillent donc pour
des commanditaires mais aussi pour des
collectionneurs. C’est exactement le cas
des deux affiches lauréates de l’atelier For­

mes vives, au tirage limité et qui a reçu le
prix Espoir du concours.

Quelle est la place de l’affiche
aujourd’hui dans la production
graphique?
Les affichistes purs et durs se font rares
dans le secteur du design graphique. Pour
une simple raison, c’est que l’on ne peut
plus vivre en réalisant uniquement des af­
fiches. Aussi passionnés soient­ils par ce
média, les graphistes doivent désormais
étendre leur champ d’action à la signaléti­
que, l’identité visuelle, l’édition ou les ré­
seaux sociaux. Pourtant, l’affiche reste un
média qui a un écho et il est dommage que
certains commanditaires y renoncent,
comme les villes par exemple. Le marché
de l’affiche est principalement réduit
aujourd’hui au secteur culturel. Mais
même dans le domaine du cinéma, on ne
peut plus vraiment parler de création du
côté des affiches de films, comme il y a en­
core vingt ans.
a.­l. c.

« Le nombre de collectionneurs d’affiches augmente »


A gauche :
création du
studio de Valence
pour le Théâtre
de la Commune
à Aubervilliers,
en 2018.
STUDIO DEVALENCE

Ci­contre : affiche
du designer
graphique suisse
Felix Pfäffli pour
les 20 ans
du centre culturel
Kulturbüro
à Zurich, en 2018.
STUDIO FEIXEN
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