Le Monde - 29.08.2019

(coco) #1

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IDÉES


JEUDI 29 AOÛT 2019

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Guillaume Carton et Julia Parigot


Pour un « Fashion Pact » véritablement durable


Les deux professeurs de stratégie d’entreprise doutent de l’efficacité des engagements environnementaux de la filière textile


P


atrick Crusius, le tueur d’El Paso,
aux Etats­Unis, qui a fait 20 morts
le 3 août, ainsi que Brenton Tar­
rant, l’auteur du massacre de
Christchurch en Nouvelle­Zélande, qui a
tué 51 personnes le 15 mars, ont tous
deux justifié leurs actes par une réfé­
rence à l’écologie. Tarrant est allé jusqu’à
promouvoir un « écofascisme » dans son
manifeste. De fait, il existe une écologie
d’extrême droite depuis la fin du
XIXe siècle, notamment en Allemagne.
Cette forme d’écologie est donc plus an­
cienne que le national­socialisme. Cer­
tains nazis, Adolf Hitler lui­même, le
ministre de l’agriculture et général SS Ri­
chard Walther Darré, ou le numéro deux
du régime, Rudolf Hess, s’inquiétaient de
préserver la nature.
Cette forme d’écologie n’a pas disparu
avec la fin du nazisme, bien au contraire :
certains cadres dénazifiés, comme le
pasteur Werner Georg Haverbeck et
Renate Riemeck, médiéviste et ancienne
secrétaire du SS Johann von Leers, en
firent de nouveau la promotion dans les
années 1970. A la même époque, en
France, un ancien SS, Robert Dun (de son
vrai nom Maurice Martin), a été l’un des
pionniers de cette forme d’écologie.
En 1995, le vieux militant antisémite et
rescapé de la collaboration Henry Coston

publie à son compte un libelle intitulé
Non! L’écologie n’est pas de gauche.
Nous pourrions multiplier les exem­
ples français, européens ou même
américains. Pourtant, l’écologie ne
devient réellement un enjeu majeur de
l’extrême droite occidentale qu’au début
des années 2000. Durant longtemps, elle
fut considérée dans ces milieux comme
une idéologie de « gauchistes » ou de
« hippies ». Les écologistes étaient
parfois qualifiés du doux qualificatif de
« pastèques », c’est­à­dire vert à l’exté­
rieur et rouge à l’intérieur...

Ecologie des populations
Pourtant, les thématiques écologistes
devinrent plus nombreuses dans les
années 1990, où elles fusionnèrent avec
des thématiques classiques de l’extrême
droite, dont celle du racisme. Cela se
retrouve chez Brenton Tarrant ou chez le
tueur d’El Paso. Les deux reprennent
l’idée que l’écologie est surtout une éco­
logie des populations : les groupes ethni­
ques sont perçus comme des entités
essentialisées se partageant des territoi­
res qui leur seraient propres, eux­mêmes
issus des écosystèmes. En ce sens, leur
écologie est régie par une « mixopho­
bie », un rejet de l’autre, de l’étranger qui
doit rester dans son environnement na­

turel, de la même façon que les espèces
animales et végétales ont leur biotope.
Cette vision de l’écologie cache souvent
un système de pensée ségrégationniste,
tout mélange ou contact entraînant une
perte de la différence. Elle implique une
politique anti­immigrationniste, les
immigrés extra­européens devant re­
tourner « chez eux » pour retrouver
« leurs racines », voire, pour les plus ra­
cistes de ces ethnodifférentialistes, leur
« environnement naturel ». Cette écolo­
gie des populations postule logiquement
l’incompatibilité des cultures entre elles.
On trouve également dans cette vision
une promotion de l’écologie radicale et
de l’antispécisme, qu’on constate égale­
ment dans d’autres formes d’écologie. Là
encore, il s’agit d’une vieille tradition de
l’extrême droite. L’une de ses théoricien­
nes fut la militante néonazie française
d’origine grecque et convertie à l’hin­
douisme Maximiani Portas, plus connue
sous le nom de Savitri Devi. Ardente néo­

nazie, elle fut également une militante
écologiste radicale, publiant plusieurs
ouvrages sur le sujet, dont Impeachment
of Man, traduit récemment en français
sous le titre La Mise en accusation de
l’homme (Ars Magna, 2010), qui fait la
promotion du malthusianisme et de la
réduction de la population mondiale.

Rarement violente
Si l’écologie d’extrême droite est pres­
que toujours radicale, à la fois dans sa
promotion d’une écologie profonde et
dans celle d’une écologie des popula­
tions, elle n’est que rarement violente.
En effet, les militants d’extrême droite
n’ont guère tenté de se rapprocher des
« écoterroristes », tels qu’on peut en
voir aux Etats­Unis. Il y eut quelques
tentatives, qui ne se sont pas concréti­
sées. Ainsi, dans les années 1990, le
groupuscule français Nouvelle Résis­
tance a tenté de copier les méthodes
des activistes américains d’Earth First!
et a essayé de prendre le contrôle de la
section française de ce mouvement,
sans grand succès, cette dernière
n’étant que peu active.
Le militantisme violent de l’extrême
droite se nourrit surtout, non de l’écolo­
gie en soi, mais de la peur de l’effondre­
ment civilisationnel occidental à la suite
du supposé « grand remplacement ».
Pour le dire autrement, le passage à l’acte
n’est pas le fait d’une référence à l’écolo­
gie, mais la conséquence logique d’une
idéologie de la « guerre civile raciale » : il
s’agit de protéger la « race blanche ».
Pour autant, l’écologie d’extrême droite
n’est pas coupée des autres tendances
vertes. Dans les années 1990, des mili­
tants d’autres tendances de l’extrême

droite, notamment la Nouvelle Droite,
devinrent des membres du Mouvement
écologiste indépendant (MEI) d’Antoine
Waechter. Ce fut le cas du militant identi­
taire Laurent Ozon dans les années 1990
et 2000. Il anima, entre 1994 et 2000,
une revue, Le Recours aux forêts, expres­
sion de l’association Nouvelle Ecologie,
qui vit la participation de plusieurs
figures importantes du mouvement
écologiste. Il y eut des collaborations
entre la Nouvelle Droite et Edward
« Teddy » Goldsmith, le fondateur de la
revue britannique The Ecologist. Des par­
tisans de la décroissance participent, en­
core aujourd’hui, régulièrement aux pu­
blications de la Nouvelle Droite.
Mais il est vrai que les écologistes
d’extrême droite partagent le même
constat que les écologistes en général,
celui du risque de disparition du monde
tel qu’on le connaît avec le réchauffe­
ment climatique. Ils partagent aussi le
même rejet de l’idéologie du progrès, de
la « technoscience » et de l’hubris, qui en
est le corollaire. Ils se séparent et s’oppo­
sent sur le rapport à l’autre, et plus large­
ment sur le rapport aux minorités,
défendues chez les écologistes et reje­
tées à l’extrême droite au nom de leur
logique identitaire.

Stéphane François, historien des
idées et politiste français, chercheur
à l’université de Mons (Belgique),
membre du Groupe sociétés, religions,
laïcités de l’Ecole pratique des hautes
études et du CNRS

Stéphane François L’écologie est


devenue un enjeu de l’extrême droite


occidentale depuis les années 2000


Les écologistes d’extrême droite partagent les


inquiétudes de leurs confrères sur le climat mais s’en


distinguent nettement par leur rejet de l’autre et des


minorités, explique l’historien des idées et politiste


O


n ne peut que saluer l’initiative
du « Fashion Pact » conduite par
François­Henri Pinault (PDG du
groupe Kering) pour limiter l’im­
pact de la filière textile sur le climat, la
biodiversité et les océans. En effet, l’in­
dustrie du textile est l’une des plus pol­
luantes de la planète. Elle est responsable
de près de 20 % des rejets d’eaux usées,
de 10 % des émissions de carbone dans le
monde, de 35 % des rejets de microplasti­
ques dans les océans et de 22 % des pesti­
cides utilisés dans le monde.
Pour réduire son impact, trente­deux
entreprises de l’industrie de la mode et
du luxe ont signé, juste avant le G7 de
Biarritz, un « pacte de la mode » qui vise,
entre autres, à développer des program­
mes de compensation d’émissions de
carbone, à recourir aux énergies renou­
velables, à renoncer à s’approvisionner
auprès de l’élevage intensif, à privilégier
les exploitations agricoles respectueuses
de l’écosystème naturel (c’est­à­dire tra­
vaillant à la protection des espèces et à la
régénération des sols), à éliminer l’utili­
sation de plastiques à usage unique d’ici
à 2030, à soutenir l’innovation sur les
matériaux alternatifs, etc.
La liste des engagements est certes lon­
gue, mais nous semble insuffisamment


ambitieuse. Nous avons la conviction
que la seule façon de repenser la crois­
sance durable passe par une remise en
question de la nature des ressources et
des process utilisés par la filière textile,
et non pas par une optimisation de l’uti­
lisation de ces ressources et process.
Comme le rappelle la Fondation Ellen
MacArthur, l’équivalent d’un camion
poubelle est brûlé ou mis en décharge
chaque seconde à cause de la surproduc­
tion. Le coton, première fibre textile, est
le troisième consommateur d’eau irri­
guée, après le riz et le blé. L’ensemble des
engagements proposés par les entrepri­
ses signataires du Fashion Pact ne per­
mettent pas de répondre à ces deux pro­
blèmes majeurs ayant pour conséquence
l’épuisement inexorable de certaines
matières premières.

Transition
Nous pensons que, pour qu’un pacte soit
véritablement ambitieux, il doit repen­
ser le paradigme dans lequel s’est ins­
crite la filière textile depuis la fin de la se­
conde guerre mondiale. Le paradigme
actuel est fondé sur la supposition que
les ressources naturelles sont illimitées
ou que, si elles venaient à manquer, il
serait aisé de trouver des substituts syn­

thétiques. Mais augmenter l’utilisation
d’énergies renouvelables nous protége­
ra­t­il de la diminution des réserves
d’eau potable?
Dans d’autres secteurs d’activité, cer­
taines entreprises ont déjà commencé
leur transition. Par exemple, pour lutter
contre la surpêche, qui menace 30 % des

espèces de poissons, dans le monde,
Poiscaille, une start­up française, pro­
pose à ses clients des casiers de « pois­
sons oubliés », c’est­à­dire des espèces de
poissons qui ne sont pas menacées de
surpêche et que l’industrie halieutique
classique délaisse. Pour les mettre en
valeur, elle a développé un système logis­
tique lui permettant d’acheminer en
moins de quarante­huit heures les pois­
sons à ses clients.
Dans l’industrie avicole, Poulehouse,
une autre start­up française, s’attaque au
fléau des 7 milliards de poussins mâles
broyés chaque année en Europe, en
ayant recours à une technologie qui per­
met de connaître le sexe de l’œuf couvé.
Cette technologie contribue à mettre fin
au massacre des poussins sous prétexte
qu’ils ne pourront jamais pondre d’œufs.
Enfin, dans le domaine horticole, le
Collectif de la fleur française, rattaché
plus largement au réseau du Slow
Flowers Movement, se bat contre le mar­
ché de la fleur coupée, alimenté à 80 %
par des importations en provenance du
Kenya, d’Ethiopie ou d’Amérique latine,
où les conditions de culture sont sou­
vent opaques. Pour cela, le réseau pro­
meut les fleurs locales qui, en plus d’éco­
nomiser de nombreuses ressources, ont

un parfum plus intense et une durée de
vie plus longue, une fois coupées, que les
fleurs importées.
Ainsi, un pacte de la mode véritable­
ment ambitieux aurait pour objectif de
modifier l’ensemble de l’utilisation des
ressources dans l’industrie textile, à
l’instar de Poiscaille, de Poulehouse et du
Collectif de la fleur française. Il propose­
rait ainsi : un engagement à développer
des alternatives à l’utilisation massive
du coton, troisième consommateur
d’eau d’irrigation de la planète ; un enga­
gement à fabriquer des vêtements qui
durent plus d’une saison, afin de lutter
contre la surconsommation et le gas­
pillage de ressources ; la création de la­
bels confirmant la préservation des res­
sources mobilisées dans l’industrie tex­
tile. Seuls des engagements concrets sur
ces points­clés peuvent rendre l’indus­
trie de la mode et du luxe plus durable.

Guillaume Carton et Julia Parigot
sont professeurs associés en stratégie
d’entreprise à l’Institut supérieur de
gestion (IGS)

SELON


LA FONDATION


ELLEN MCARTHUR,


L’ÉQUIVALENT D’UN


CAMION POUBELLE


EST BRÛLÉ OU MIS


EN DÉCHARGE


CHAQUE SECONDE


À CAUSE DE LA


SURPRODUCTION


DURANT LONGTEMPS,


L’ÉCOLOGIE FUT


CONSIDÉRÉE DANS


CES MILIEUX COMME


UNE IDÉOLOGIE


DE « GAUCHISTES »


OU DE « HIPPIES »

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