Le Monde - 29.08.2019

(coco) #1

26 |idées JEUDI 29 AOÛT 2019


0123


HISTOIRE D’UNE NOTION


C


omment un terme bascule­t­il dans
le lexique complotiste? C’est la ques­
tion posée par l’expression
« marxisme culturel », très répandue
à l’extrême droite. En 2011, le terroriste norvé­
gien Anders Breivik l’employait une centaine
de fois dans le manifeste publié pour expli­
quer les attentats qu’il avait commis. En 2017,
Rich Higgins, membre du Conseil de sécurité
nationale américain – limogé depuis –, pu­
bliait une note dans laquelle il mettait en
garde contre un complot lancé depuis « l’Etat
profond » avec l’aide de banquiers, de mondia­
listes, de fondamentalistes musulmans et
d’élus républicains centristes afin d’imposer le
« marxisme culturel » en Amérique. Olavo de
Carvalho, le maître à penser de Jair Bolsonaro,
chef de l’Etat brésilien, est lui aussi en croisade
contre le « marxisme culturel ».
Mais cette expression connaît aussi un
usage savant, surtout aux Etats­Unis. Dans ce

cadre, il désigne un courant de pensée ins­
piré par l’œuvre de Karl Marx, qui fonde sa
critique de la société non pas seulement sur
une analyse des inégalités générées par le
système de production économique, mais
aussi sur l’aliénation qu’il engendre à travers
la culture entendue au sens large – les arts, la
publicité, la vie politique, les institutions, etc.
La formule exacte de « marxisme culturel »
serait née dans les années 1970, au sein de la
gauche américaine, comme l’a montré le
philosophe australien Russell Blackford.
Pour lui, l’universitaire et militant de l’anti­
néolibéralisme Trent Schroyer est le premier
à l’employer. Dans son livre Critique de la
domination : origines et développement de la
théorie critique (Payot, 1980, parution origi­
nale en anglais en 1973), il analyse la crise de
la société américaine en s’appuyant sur les
outils conceptuels développés par l’école de
Francfort. Né en Allemagne dans les années
1920, ce courant de pensée a profondément
renouvelé le marxisme en menant une criti­

que radicale de la société bourgeoise et de ses
manifestations sociales, culturelles et politi­
ques. Trent Shroyer, qui est l’un de leurs
disciples, se félicite de l’essor des mouve­
ments de libération des Noirs et des femmes.
C’est là le lien avec ce que la droite radicale
entendra bientôt par « marxisme culturel ».
Le terme prend alors une valeur péjorative : il
désigne la prétendue volonté des disciples de
l’école de Francfort de nuire à la culture occi­
dentale et de s’attaquer à la société tradition­
nelle en se servant du féminisme, de l’homo­
sexualité et du multiculturalisme. « Au tour­
nant des années 1990, alors que le commu­
nisme vient de s’effondrer, les milieux ultra­
conservateurs américains voient dans la
mondialisation une menace pour l’Occident
chrétien, remarque Jérôme Jamin, politiste et
philosophe belge, spécialiste des populis­
mes. Ils s’inquiètent aussi de la montée, sur les
campus universitaires, du “politiquement
correct” qu’ils assimilent à une attaque contre
la liberté d’expression ayant pour but d’empê­
cher les discours ne reconnaissant pas la
pleine égalité entre les hommes et les femmes,
les Noirs et les Blancs, les hétérosexuels et les
homosexuels, etc. » Le terme se diffuse au
sein des milieux extrémistes de droite.

Machination
La machination que certains imaginent alors
obéit à une logique folle : un funeste projet va
permettre aux multinationales de s’enrichir
sur le dos de consommateurs rendus passifs
par l’oubli des valeurs chrétiennes et l’égalita­
risme propagé par le « marxisme culturel »,
qui a abandonné les travailleurs au profit des
minorités. Pat Buchanan, candidat malheu­

reux à la présidentielle américaine sous la
bannière républicaine dans les années 1990,
popularise cette idée de façon explicitement
antisémite, expliquant que les Etats­Unis
auraient dû faire preuve d’autant de vigi­
lance que les nazis envers les membres de
l’école de Francfort qui ont trouvé refuge aux
Etats­Unis – plusieurs des auteurs de ce
groupe d’intellectuels (Max Horkheimer,
Theodor Adorno ou Herbert Marcuse) étant
d’origine juive, ils furent contraints de fuir
l’Allemagne nazie pour les Etats­Unis.
Pour Jérôme Jamin, le « marxisme cultu­
rel » entendu ainsi réunit tous les éléments
propres au conspirationnisme, car « un
groupe animé par une intention malveillante
est clairement identifié ». « De plus, le projet
globalisant que ce groupe poursuivrait est
présenté comme un dangereux succès qui
nous éloigne d’un âge d’or disparu. »
La haine et la paranoïa que révèle l’utili­
sation de l’expression stigmatisante
« marxisme culturel » n’empêchent pas
certains commentateurs politiques de l’em­
ployer pour critiquer le politiquement
correct. Sa banalisation inquiète l’historien
américain Samuel Moyn : « Pourquoi em­
ployer un terme venu de l’extrême droite, qui
fait écho au judéo­bolchevisme dénoncé par
les nazis? Certains de ceux qui l’emploient rê­
vent déjà de violence et ne visent plus seule­
ment les juifs, mais aussi d’autres groupes,
comme les musulmans. » C’est notamment le
cas de l’auteur des attentats contre la
mosquée de Christchurch qui, dans son
manifeste, estime que les « marxistes cultu­
rels » sont des traîtres.
marc­olivier bherer

EN 2011,


LE TERRORISTE 


NORVÉGIEN ANDERS 


BREIVIK EMPLOYAIT 


CETTE EXPRESSION 


UNE CENTAINE


DE FOIS DANS


SON MANIFESTE


M A RX I S M E C U LT U R E L


D’abord utilisée de façon savante puis désignant dans les cercles
complotistes une cabale contre l’Occident chrétien, l’expression
est devenue banale au sein de la droite anglo­saxonne

FIN  DU  LEADERSHIP 
AMÉRICAIN ?
L’ÉTAT  DU  MONDE 
2020
Sous la direction
de Bertrand Badie
et Dominique Vidal
La Découverte,
256 p., 19 euros

Bolsonaro | par serguei


REQUIEM POUR L’HÉGÉMONIE AMÉRICAINE


LE LIVRE


F


in d’une époque, fin d’une
hégémonie, les Etats­Unis
ne dominent plus les affai­
res mondiales. Cette jeune nation
qui avait pour mission de « re­
commencer le monde », selon la
formule lancée dès 1776 par Tho­
mas Paine, n’aurait donc plus les
moyens d’assumer cet héritage
ambitieux par la force des choses
et la démesure des choix stratégi­
ques de ses dirigeants, résument
les directeurs d’ouvrage, le
politiste Bertrand Badie et l’his­
torien Dominique Vidal, dans
cette nouvelle édition de L’Etat
du monde.
Depuis des années, ces deux
spécialistes des questions inter­
nationales décryptent les muta­
tions du monde et prennent tous
les ans le pouls du corps social
mondial avec empathie et rigu­
eur. Empathie, car il en faut pour
défricher l’actualité mondiale et
relever les pathologies qui handi­
capent l’humanité. Rigueur, en
s’entourant d’autres experts en
géopolitique, le dossier sur la fin
du leadership américain propose

un panorama complet des désil­
lusions de l’Oncle Sam en 2020.
Si la seconde moitié du XXe siè­
cle a été celle des Etats­Unis, près
de trente ans après la fin de la
guerre froide, le monde n’aurait
plus de centre. L’aiguille de la
boussole n’indique plus
Washington comme capitale du
monde depuis que « la puissance
est devenue impuissante ».

Rejeter la gouvernance mondiale
Comment les Américains en
sont­ils arrivés là? Dilapider les
dividendes de la puissance en
sept décennies, alors qu’ils cara­
colaient en tête de la compétition
mondiale, cela s’est accompli par
vagues successives d’échecs, dont
les trois derniers sont les plus em­
blématiques : l’échec du néocon­
servatisme de George W. Bush,
couvert par l’universitaire Frédé­
ric Charillon, celui de croire que
l’Amérique pouvait imposer ses
valeurs par la force ; l’échec du
néolibéralisme de Barack Obama,
décrypté par Sylvain Cypel, an­
cien journaliste au Monde, celui
de croire que le multilatéralisme
assurerait une place privilégiée

aux Etats­Unis ; et celui du néona­
tionalisme de Donald Trump,
analysé par Gilles Paris, corres­
pondant du Monde à Washington,
celui de croire qu’en rejetant la
gouvernance mondiale, « l’Ame­
rica First » se porterait mieux.
A force d’avoir arrosé le monde
de sa puissance, l’Amérique aurait
donc fini par être arrosée à son
tour et mangée par Hégémon, sa
propre créature qui se serait re­
tournée contre son maître avant
de disparaître. Il ne s’agit donc pas
du déclin américain, cette notion
aussi vague que fourre­tout, mais
d’une rupture dans l’histoire d’un
monde sans boussole, d’un sys­
tème international sans nom.
Alors que le XXe siècle s’éloigne,
Trump chercherait à revenir au
système d’avant 1918, celui du rap­
port de force ou de l’équilibre des
puissances où tout se règle par la
négociation bilatérale jusqu’au
choc frontal et fatal. Mais c’était il
y a un siècle et l’humanité a payé
très cher le prix de l’hubris des
Etats. Cent ans plus tard, aux socié­
tés civiles de surveiller désormais
l’équilibre des impuissances...
gaïdz minassian

C


onseil de défense écologique »
(Emmanuel Macron), « troi­
sième guerre mondiale » (Jo­
seph Stiglitz), « nouveau Pearl
Harbor » (Bernie Sanders), « union
nationale dans la guerre pour le cli­
mat » (Nicolas Hulot), « guerre contre
l’effet de serre » (François de Rugy)...
On assiste depuis quelques mois à
une surenchère de déclarations mar­
tiales autour du climat. La guerre est
devenue l’analogie évidente pour ca­
ractériser la mobilisation générale
contre le réchauffement climatique.
On comprend la fonction de ces dis­
cours belliqueux : réactiver les rêves
d’union sacrée et cacher la faiblesse
des mesures actuelles. Mais hormis la
rhétorique, une telle analogie entre
guerre et climat est­elle pertinente?
Une situation de guerre est définie
par plusieurs éléments : un ennemi
extérieur, une lutte entre nations et
un état d’exception. La crise climati­
que présente des caractéristiques en
tous points opposées : l’ennemi est
intérieur, la coopération internatio­
nale est indispensable, et la mobilisa­
tion ne devra jamais prendre fin. Il
n’y a ni bataille décisive ni armistice
possible. La situation climatique res­
semble moins à la guerre patriotique
conjurée par nos dirigeants qu’à une
guerre civile sans fin.
Pour être tout à fait juste, il y a néan­
moins une expérience à retenir de la
guerre qui est très pertinente dans le
contexte climatique actuel : le ration­
nement. Si, en France, ce dernier rap­
pelle les heures sombres de l’Occupa­
tion, si, en Allemagne et en Russie, il a
servi à éliminer par la famine des po­
pulations entières, aux Etats­Unis et
au Royaume­Uni le rationnement est,
en revanche, associé à un moment à
la fois patriotique, égalitaire et
surtout très efficace.
Par exemple, le rationnement de
l’essence établi aux Etats­Unis en
mai 1942, avec un système de
coupons en fonction des besoins pro­
fessionnels de chacun, divise soudai­
nement par deux la consommation
domestique de carburant sans inter­
férer de manière catastrophique avec

l’économie américaine pourtant déjà
bien motorisée (35 millions de voitu­
res en 1939).
En Grande­Bretagne, le rationne­
ment alimentaire a considérable­
ment amélioré l’état de santé des clas­
ses populaires. Dans les années 1930,
frappés par la crise économique et le
chômage, les pauvres n’avaient plus
accès aux produits laitiers, aux fruits
et aux légumes. Les inégalités étaient
criantes, avec une mortalité jusqu’à
50 % supérieure dans les villes indus­
trielles du nord par rapport au sud de
l’Angleterre.

Plus démocratique
La guerre va permettre aux experts
en nutrition, armés de la découverte
récente du rôle des vitamines, d’amé­
liorer l’alimentation populaire. Un
système de coupons, de cantines gra­
tuites dans les usines et les écoles, la
substitution du pain complet au pain
blanc, la réduction de la consomma­
tion de sucre, de graisses et de viande,
l’augmentation de celle des légumes
(surtout pommes de terre et carot­
tes), la distribution gratuite de lait
pour les enfants (supprimée par
Margaret Thatcher en 1971), la généra­
lisation des potagers (1,5 million
en 1944) ainsi que des conseils nutri­
tionnels permettent une réduction
de la mortalité, du rachitisme, de la
tuberculose et une augmentation de
la taille dans les classes populaires.
Conclusion de l’historienne Lizzie
Collingham, « la Grande­Bretagne ter­
mina la guerre avec une population
mieux nourrie et en meilleure santé
que dans les années 1930 et avec des
inégalités nutritionnelles réduites »
(The Taste of War. World War II and the
Battle for Food, Penguin, 2012). Le sys­
tème de rationnement, parce qu’il
était perçu comme juste (même si les
riches avaient accès aux restaurants
de luxe qui échappaient au rationne­
ment), resta populaire jusqu’à la fin
de la guerre : 77 % des Britanniques
s’en déclarent satisfaits en 1944.
Si nos dirigeants voulaient vrai­
ment faire la guerre au changement
climatique, ce genre d’initiatives de­
vrait les inspirer. Et qu’on ne crie pas à
« l’écofascisme » : rationner le trans­
port est beaucoup plus démocratique
qu’augmenter les taxes sur le CO 2 que
seuls les riches pourront payer.

Jean­Baptiste Fressoz est chargé
de recherche CNRS au centre
de recherches historiques
de l’Ecole des hautes études
en sciences sociales (EHESS)

CHRONIQUE |PAR  JEAN­BAPTISTE  FRESSOZ


RATIONNER LE TRANSPORT 


EST PLUS DÉMOCRATIQUE 


QU’AUGMENTER LES TAXES 


SUR LE CO 2  QUE SEULS LES 


RICHES POURRONT PAYER


Le climat, une drôle de guerre

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