Le Monde - 29.08.2019

(coco) #1

4 |international JEUDI 29 AOÛT 2019


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Evo Morales s’aliène les producteurs de coca


La régulation de la culture met en difficulté le président bolivien à l’approche de la présidentielle d’octobre


REPORTAGE
région des yungas (bolivie) ­
envoyée spéciale

A


flanc de colline, Don
Emilio marche entre
ses plants de coca pe­
lés. Toutes les feuilles
ont été délicatement cueillies il y a
deux semaines. Sur certains
plants, les pluies des jours précé­
dents ont fait éclore de petits
bourgeons, prêts à donner une
nouvelle récolte dans quelques
mois. Don Emilio fait pousser la
coca avec sa femme, Doña Sonia,
dans ces vallées chaudes et fertiles
du nord du pays. Elle assure « être
née dans un champ de coca ». En
Bolivie, la feuille est utilisée tradi­
tionnellement pour le masticage,
l’acullicu, pour des usages médici­
naux et au cours de rituels andins.
Elle est consommée par plus de
trois millions de Boliviens.
« Nous avons un petit terrain, ra­
conte Don Emilio. Ici, on cultive sur
de petites parcelles. » Nous som­
mes dans la région des Yungas,
dans le département de La Paz, à
quelques heures de la capitale.
Une zone où l’on cultive la coca
depuis l’époque préhispanique, en
opposition à celle du Chapare, au
centre, plus récente, colonisée au
cours du XXe siècle et dont est ori­
ginaire le président Evo Morales.
Lui­même ancien producteur de
coca, il est toujours président de la
Fédération des cocaleros du tropi­
que de Cochabamba, région consi­
dérée comme un bastion de son
Mouvement pour le socialisme.
Alliés naturels, les cultivateurs
de coca ont, avec d’autres mou­
vements sociaux (mineurs,
ouvriers, fédérations indigènes,
étudiants...), porté Evo Morales
au pouvoir en 2006 et ont été ses
fervents alliés durant ses pre­
miers mandats. Mais les rivalités
entre les deux régions se sont
exacerbées ces dernières années.
Et le soutien à Evo Morales, qui se
présente pour un quatrième
mandat à la présidentielle prévue
le 20 octobre, n’est plus si évident.
Si la production est légale, elle
est néanmoins réglementée.
En 2017, une nouvelle loi générale
de la coca, la loi 906, a été approu­
vée malgré une forte contestation.
Le texte augmente la surface lé­
gale de production de 12 000 à
22 000 hectares dans tout le pays
et reconnaît la zone du Chapare
comme zone de production légale


  • un privilège auparavant détenu


par les producteurs des Yungas.
Désormais, le Chapare peut pro­
duire sur 7 700 hectares, les Yun­
gas sur 14 300. Au­delà, toute pro­
duction est jugée illégale.
Une concurrence insupportable
selon les producteurs des Yungas.
« Ici, on récolte environ trois taquis
[l’équivalent de 150 livres, ou
68 kg] sur nos terrains. Dans le
Chapare, c’est huit à dix taquis. La
feuille de coca du Chapare est très
grande, les terres y sont très fertiles.
Le Chapare va produire trois fois
plus que les Yungas. Ces volumes
vont nous asphyxier et les prix vont
chuter », prédit Javier Aparicio,
dirigeant du principal syndicat des
producteurs des Yungas, l’Adep­
coca, qui rassemble 38 000 asso­
ciés. Ils opposent leur coca,
« douce, meilleure pour la consom­
mation », à celle du Chapare, sup­
posément plus amère et « destinée
au narcotrafic », selon eux.

Symbole de lutte sociale
Des divisions ont aussi émergé en­
tre producteurs des Yungas, entre
ceux qui soutiennent le gouverne­
ment et ceux qui y sont opposés.
Chaque camp dénonce une instru­
mentalisation de la population en
cette année électorale. Pour Caty
Cauna, productrice des Yungas, le
conflit n’est pas tant un problème
avec le gouvernement qu’une
« bataille de leadership entre diri­
geants pour garder le contrôle sur
le syndicat et sur la production ».
L’ouverture, en juin, d’un sup­
posé marché parallèle à l’unique
marché officiel de vente de la
feuille de La Paz a suffi à raviver les
tensions. A l’appel du principal
syndicat, des producteurs ont blo­
qué des axes routiers. Les affronte­
ments avec les forces de police ont
fait plusieurs blessés. « Le gouver­
nement nous a durement réprimés.
Il veut nous soumettre », dénonce
Javier Aparicio. « Lorsqu’on se fait
arrêter, on est maltraités, et des
preuves sont fabriquées contre
nous pour nous mettre en prison.
On se sent persécutés », assure
Pablo Gomez, un producteur qui a
préféré ne pas manifester par peur
de la répression policière.
Depuis, les routes des Yungas
ont été débloquées, mais les ten­
sions ne sont pas retombées. Les
dirigeants demandent de faire la
lumière sur les morts, cinq depuis
le début du conflit en 2017, et dé­
noncent des arrestations arbitrai­
res. Le ministère du développe­
ment rural et des terres, dont

dépend le vice­ministre de la coca,
n’a pas souhaité s’exprimer.
Assise sur des sacs de coca dans
le plus grand marché de vente du
pays à La Paz, Caty Cauna estime
au contraire que la loi 906 les
avantage. « Avant, nous étions
sous le coup de la loi 1008, imposée
par les Etats­Unis. C’était zéro coca
excédentaire., explique­t­elle. On
nous diabolisait, nous, les cultiva­
teurs. On faisait l’amalgame entre
coca et drogue. Aujourd’hui, notre
culture est revalorisée. »
Car la coca est aussi un symbole
de lutte politique et sociale. A par­
tir des années 1970, la politique
antidrogue impulsée par les Etats­
Unis a été mise en place sous la
contrainte, notamment dans le
Chapare avec l’éradication forcée
des champs de coca. « Cela s’est fait
en violation extrême des droits hu­
mains. On dénombre des centaines
de morts par balle, 4 000 blessés,
des milliers de détenus, séquestrés,
torturés. Le coût social a été très
fort », explique Fernando Salazar,
sociologue à l’université Saint­Si­
mon de Cochabamba. C’est dans
cette lutte qu’a émergé Evo Mora­
les, qui a tôt fait d’expulser

l’agence nord­américaine de lutte
antidrogue de Bolivie en 2008.
Au­delà de l’aspect symbolique,
la culture de la coca est aussi une
manne économique pour le pays.
« Elle produit plus que n’importe
quelle autre culture, elle donne
trois fois par an, contrairement à
d’autres, qui ne produisent qu’une
seule fois », explique Mme Cauna,
en même temps qu’elle pèse une
grosse quantité de feuilles pour
un intermédiaire qui la revendra
à des chauffeurs de bus ou à des
mineurs. La livre est vendue envi­
ron 40 bolivianos (5,20 euros) et
monte parfois à 50 en hiver. Ce
secteur stratégique apporte des
centaines de milliers de dollars de
devises au pays.

Différence de traitement
Sans compter l’argent du narco­
trafic qui générerait, lui, plus de
« 500 millions de dollars » et qui,
selon Fernando Salazar, « irrigue
l’Etat et influence la vie politique ».
Selon un rapport de l’Office des
Nations unies contre la drogue et
le crime, 40 % de la production to­
tale serait destinée à la production
de cocaïne. La région du Chapare

est suspectée de fournir 94 % de sa
production au marché illégal.
Toutefois, selon M. Salazar, il
serait faux d’opposer la coca des
Yungas à celle du Chapare. Dans
les deux zones, le narcotrafic est
présent parallèlement à la produc­
tion légale. « La seule différence est
que la zone des Yungas est plus ré­
glementée alors que celle du Cha­
pare est hors de contrôle, affirme­
t­il. Dans le Chapare, la coca colo­
nise tout, elle s’étend même dans
des parcs naturels protégés comme
le Tipnis. » Selon lui, le conflit entre
producteurs des deux régions
vient de cette différence de traite­
ment. « C’est inacceptable pour les
producteurs des Yungas qu’eux
seuls soient contrôlés et subissent
des arrachages de plantations »,

résume le chercheur. Il conteste les
chiffres du gouvernement qui
indiquent que les activités d’éradi­
cation ont lieu à près de 80 % dans
la région du Chapare.
Le gouvernement a présenté fin
mai un rapport indiquant que la
force spéciale de lutte contre le
narcotrafic de la police boli­
vienne avait détruit 231 tonnes de
cocaïne ces dix dernières années
et fermé près de 36 000 ateliers de
fabrication clandestins.
Evo Morales a récemment ac­
cusé, lors d’une conférence de
presse, des forces « étrangères » et
d’« opposition » de vouloir « créer
un conflit » et « d’inciter à la vio­
lence ». Il avance toutefois pru­
demment à moins de deux mois
de l’élection présidentielle et alors
même qu’il fait face actuellement
à d’autres fronts de contestation
(critique des milieux écologistes
et de l’opposition sur les incen­
dies dans l’est du pays notam­
ment). Il souhaite récupérer son
capital politique chez ses anciens
alliés. Toutefois, une grande par­
tie des producteurs a déjà an­
noncé un « vote sanction ».
amanda chaparro

Après le succès du G7, Macron bouscule les ambassadeurs


Le chef de l’Etat a appelé les diplomates, mardi, à « rebattre les cartes avec la Russie », plaidant pour une « prise de risque »


U


ne stratégie de
l’audace » : ce mot très
martial était au cœur,
mardi 27 août, du discours long
de près de deux heures tenu par
Emmanuel Macron devant les
quelque deux cents diplomates
réunis à l’Elysée pour l’ouverture
de la conférence annuelle des
ambassadeurs et des ambassa­
drices. C’est le lieu où le chef de
l’Etat expose aux fonctionnaires
concernés les grandes orienta­
tions d’une politique extérieure
dont il est le maître d’œuvre
selon les prérogatives qui lui
sont données par la Constitution
de la Ve République.
S’il a dressé un vaste tableau des
défis et des enjeux pour une
France « puissance d’équilibre »,
insistant sur la nécessité de « re­
battre les cartes avec la Russie »,
jamais la présidentialisation
croissante de la diplomatie fran­
çaise et sa personnalisation n’ont
été aussi évidentes. Le chef de
l’Etat s’est posé tout à la fois en
donneur d’ordres – ce qui est sa

fonction – mais aussi en donneur
de leçons, n’hésitant pas à lancer
quelques coups de menton, voire
des mises en garde, à l’égard de
ceux qui tarderaient à concrétiser
les choix présidentiels notam­
ment vis­à­vis de la Russie.
Emmanuel Macron veut chan­
ger la manière de faire de la diplo­
matie. Le G7 de Biarritz (Pyrénées­
Atlantiques) achevé la veille a été
un succès et c’est à ce modèle d’ac­
tion diplomatique « disruptive »,
sortant des cadres routiniers, que
s’est référé le président. Entre le
dernier jour du G7 et cette confé­
rence, Emmanuel Macron a au
bas mot parlé près de six heures
sur la politique étrangère, au ris­
que de la saturation. Il a reconnu
lui­même avoir hésité à pronon­
cer ce traditionnel discours de
rentrée qui reprend des thèmes
largement abordés. « Mais le faire
après le G7 que la France vient d’or­
ganiser lui donne encore plus de
sens », a déclaré le chef de l’Etat.
Après quelques phrases de
câlinothérapie félicitant les di­

plomates pour cette « réussite
collective », il a commencé à
pourfendre les fonctionnaires
enfermés dans leurs certitudes.
« N’ayons pas une armée pour
une guerre de tranchée alors que
nous sommes dans une guerre de
mouvement », a expliqué le prési­
dent français dans ce discours
émaillé de références militaires.
Il n’aime pas non plus les spécia­
listes bardés de certitudes car
« par définition les experts ne sont
experts que de ce qui existe déjà »,
a­t­il martelé. Quelques jours
plus tôt devant l’Association de la

presse présidentielle, le chef de
l’Etat avait évoqué les résistances
aux changements de « l’Etat pro­
fond », un concept surtout uti­
lisé par les leaders populistes tels
Donald Trump.

« Faire quelque chose d’utile »
L’option stratégique d’Emanuel
Macron pour éviter l’effacement
de l’Europe face à la prééminence
de la Chine et des Etats­Unis est
celle d’un nécessaire rapproche­
ment entre l’Union européenne
et son voisin russe. « Nous som­
mes en Europe et, si nous ne sa­
vons pas à un moment donné faire
quelque chose d’utile avec la Rus­
sie, nous resterons avec une ten­
sion profondément stérile, nous
continuerons d’avoir des conflits
gelés partout en Europe, à avoir
une Europe qui est le théâtre d’une
lutte stratégique entre les Etats­
Unis et la Russie, donc à avoir des
conséquences de la guerre froide
sur notre sol », a­t­il estimé. Sans
cela, le risque serait celui d’une
disparition de l’Europe.

Pour y échapper, la France et
l’Europe, qui ont su « mettre
l’homme au centre de leur civili­
sation depuis la Renaissance », ne
peuvent se contenter de s’adap­
ter. « Je ne crois qu’à une chose,
c’est la stratégie de l’audace, de la
prise de risque », a dit le prési­
dent, invitant chacun à « courir
plus vite face à ce monde qui
bouge », à « essayer de peser avec
les cartes qui sont les nôtres ».
« Tout ce que nous sommes en
train de faire et tout ce que nous
ferons ne réussira peut­être pas,
et il y aura des commentateurs
pour dire que ça ne réussit pas :
ceci n’est pas grave, ce qui est
aujourd’hui mortel c’est de ne pas
essayer », a­t­il martelé.
D’où ses critiques sur les caren­
ces des relations bilatérales de la
France en Europe, longtemps trop
négligées au profit du commu­
nautaire, alors que l’Allemagne
savait habilement tisser sa toile. Il
reconnaît aussi les erreurs dans la
politique suivie sur les migra­
tions. « Je vais intensifier mon im­

plication. Il faut faire sauter tous
ces dogmes car nous ne sommes ni
efficaces ni humains », a­t­il af­
firmé, évoquant notamment le
scandale humanitaire qui conti­
nue en Méditerranée.
Tout au long de son discours,
M. Macron n’a cessé d’appeler les
diplomates à bousculer leurs ha­
bitudes. « Si on continue à faire
comme avant, qu’on soit une
entreprise, un diplomate, un mi­
nistre, un président de la Républi­
que, un militaire, alors nous per­
drons définitivement le contrôle
et alors ce sera l’effacement, je
peux vous le dire avec certitude »,
a mis en garde le président
français. Si les diplomates ont
apprécié sa performance du G7,
« cette partie de poker gagnée
avec seulement un huit en main »,
selon l’un d’eux, les admonesta­
tions du chef de l’Etat ont suscité
quelques grincements, même si
nul ne doute de la nécessité de
changements. Et il a été massive­
ment applaudi.
marc semo

« Si on continue
à faire comme
avant, alors
nous perdrons
définitivement
le contrôle »
EMMANUEL MACRON

Au marché
légal
de la coca,
à La Paz,
le 5 août. DAVID
MERCADO/REUTERS

La culture de
la coca apporte
des centaines
de milliers
de dollars de
devises au pays
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