Le Monde - 29.08.2019

(coco) #1

6 |planète JEUDI 29 AOÛT 2019


0123


Glyphosate : la stupeur des « pisseurs » bretons


A Belle­Ile­en­Mer, les habitants ayant fait tester leur urine s’inquiètent de leur exposition à l’herbicide


belle­ile­en­mer (morbihan) ­
envoyée spéciale

A


u petit matin, en sor­
tant de la salle commu­
nale de Bangor (Morbi­
han), Louisa a l’esprit
serein de ceux qui n’ont « rien à se
reprocher ». Elle et son fils vien­
nent de participer à une « pisse­
rie », consistant à mesurer leur
taux de glyphosate dans les uri­
nes. « On n’aura rien, zéro », se dit la
mère de famille, tenant par la
main Simon (certains prénoms
ont été modifiés à la demande des
intéressés), 4 ans. Pourquoi s’in­
quiéter, après tout? Louisa vit à
Belle­Ile­en­Mer, mange exclusi­
vement bio. Deux semaines plus
tard, les résultats tombent. Simon
a dans ses urines 22 fois le taux
maximal fixé par les autorités
européennes pour une eau pota­
ble de qualité. De quoi écorner la
carte postale du paradis insulaire.
Louisa et Simon font partie de
quelque 6 000 citoyens, répartis
sur 65 départements, qui ont par­
ticipé à la Campagne glyphosate.
Lancée en Ariège, en avril 2018, elle
entend mesurer auprès de la po­
pulation française le taux de péné­
tration de cette substance herbi­
cide la plus répandue au monde,
interdite à la vente aux particu­
liers depuis le début d’année.

Recueil sous contrôle d’huissier
« L’imprégnation est généralisée,
tout le monde en a, en perma­
nence », résume Dominique Mas­
set, qui copréside l’association
Campagne glyphosate, évoquant
des taux plus élevés en période
d’épandage, entre avril et octobre.
Sachant qu’il n’existe pas de va­
leurs biologiques d’interprétation
des dosages urinaires pour le gly­
phosate, les citoyens ayant testé ce
produit phytosanitaire se réfèrent
au taux maximal fixé pour l’eau
potable, bien que celui­ci ne soit
pas un seuil sanitaire. Comme les
autres pesticides, le glyphosate
n’est pas censé dépasser 0,1 μg par
litre d’eau potable en France, selon
un arrêté publié en 2007 par
l’Agence nationale de sécurité sa­
nitaire de l’alimentation, de l’envi­
ronnement et du travail.
A l’échelle nationale, les citoyens
ayant fait les prélèvements pré­
sentent en moyenne 1,2 μg de gly­
phosate par litre d’urine. A Belle­
Ile­en­Mer, la moyenne des « pis­
seurs » monte à 1,4 μg. Pis, quand
on observe les résultats obtenus
chez les enfants et les adolescents,
le taux est encore plus élevé, attei­
gnant une moyenne de 1,6 μg, soit
seize fois le seuil autorisé.
Le 25 mai, trente insulaires ont
participé à cette « pisserie ». Agés
de 4 à 73 ans, tous ont défilé à tour
de rôle devant l’huissière – la parti­

cipation au test coûte 110 euros par
personne, comprenant notam­
ment le paiement du laboratoire
d’analyse. « C’est dommageable
que ce soit aux citoyens de débour­
ser de l’argent pour savoir ce qui est
dangereux pour leur santé », lance
Catherine Legras, l’instigatrice du
projet, âgée de 64 ans, dont vingt
et un passés à Belle­Ile­en­Mer.
L’opération est rapidement me­
née. « Il fallait se présenter en slip
pour prouver qu’on n’avait rien sur
nous avant d’aller uriner », expli­
que Florian, 42 ans, arrivé sur l’île
en février 2018, lorsque sa compa­
gne, Sarah, a trouvé un emploi
dans le tourisme.
Pour tous, l’annonce des résul­
tats fut un choc, à la mesure des
efforts fournis pour mener une
vie saine. Catherine Legras se sou­
vient de « la honte » qui l’a
étreinte : ses urines affichaient un
taux de glyphosate 22 fois supé­
rieur à celui autorisé dans l’eau


  • le plus élevé sur l’île monte à


27 fois. « J’avais lancé la démarche,
pensant être un modèle, et j’ap­
prends que j’ai l’un des pires taux,
confie cette “baba cool”, dont les
poules gambadent dans le jardin.
On était prostrés. »
Elle prévient les autres par télé­
phone. Louisa croit à « une er­
reur ». Passé la sidération, la mère
de famille a ressenti un profond
sentiment de culpabilité : « Je me
suis sentie responsable, je me suis
dit que je prenais plus soin de ma
santé que de celle de mon fils ».
Simon n’a pourtant jamais été à
la cantine scolaire, « pour qu’il
mange sainement ». Leurs repas
sont majoritairement composés
de légumes de leur luxuriant jar­
din cultivé en permaculture.
Sur une île où les habitants re­
vendiquent fièrement leur qua­
lité de vie, ces résultats sont ve­
nus égratigner les certitudes. « Je
fais tellement attention et ça ne

change rien, souffle Louisa, dont
le sentiment d’impuissance le
dispute à la peur. Mon fils a le
taux d’un agriculteur qui aura
Parkinson à 50 ans. »
« Un peu comme pour une mala­
die, tout le groupe s’est demandé :
où est­ce qu’on a attrapé ça? », té­
moigne Joseph Gallen, 69 ans, qui
a réalisé le test avec sa femme,
Marie­Pierre, et dont les résultats
ajoutent du trouble au trouble.
Alors que le couple de retraités
partage le même mode de vie,
l’un présente un taux de 1,1 μg de
glyphosate par litre d’urine,
quand l’une arbore fièrement le
plus bas taux de l’île, soit 0,3 μg.
« Quand on cherche des répon­
ses, on n’en trouve pas, comme si
le sujet était négligeable », dé­
plore Priscilla Buttin, résumant
le sentiment de déréliction res­
senti par tous. Comme les autres
membres du collectif, la mère de

famille réclame des études pous­
sées et indépendantes sur le su­
jet. Les soupçons se sont d’abord
portés sur l’eau. Mais, selon les
analyses effectuées à Belle­Ile­
en­Mer par l’agence régionale de
santé en 2018, les 150 molécules
de pesticides détectées ne dépas­
saient pas les seuils réglementai­
res. Le collectif bellilois envisage
toutefois de réaliser une analyse
indépendante.

Tension avec les agriculteurs
Les regards se sont également
tournés vers les agriculteurs. A
Belle­Ile­en­Mer, qui compte
36 exploitations, dont huit en
agriculture biologique, 37 % des
terres sont agricoles. Si la majo­
rité des exploitations répondent
au modèle conventionnel, « il n’y
a pas eu sur Belle­Ile d’intensifica­
tion de l’agriculture comme on le
voit sur le continent », fait savoir
Mary­Anne Bassoleil, membre du
Centre permanent d’initiatives
pour l’environnement, évoquant
« des exploitations agricoles fami­
liales, privilégiant des pratiques
raisonnées ». L’utilisation de pes­
ticides est d’ailleurs trois fois
moins importante que dans le
golfe du Morbihan, selon les chif­
fres de la communauté de com­
munes de Belle­Ile­en­Mer.
Dans ce contexte où l’agriculture
est perçue comme une richesse,
permettant de conserver une cer­
taine autonomie, les habitants
font preuve de mansuétude en­

vers les agriculteurs. « Ils sont les
premières victimes de ce système »,
reconnaissent plusieurs Bellilois.
Les « pisseurs » ont d’ailleurs pu
échanger avec certains d’entre eux
lors des conseils municipaux de
trois communes, même s’il y ré­
gnait « une certaine tension », ad­
met Catherine. « C’est difficile de
faire sans glyphosate », lui assène
un professionnel. « C’est un petit
milieu ici, le sujet devient vite ta­
bou, on est tous amis avec un agri­
culteur », constate Louisa.
Face à l’inaction des pouvoirs pu­
blics, les « pisseurs » invoquent « le
principe de précaution » pour récla­
mer l’interdiction du pesticide et
« des moyens pour favoriser la tran­
sition des agriculteurs ». A l’image
d’autres maires français, Frédéric
Le Gars, édile du Palais, principale
commune de l’île, prévoit de pren­
dre un arrêté interdisant l’utilisa­
tion des pesticides par les agricul­
teurs à 150 mètres des habitations
et entreprises de sa commune. Un
arrêté difficilement applicable, qui
vaut aux élus qui le prennent


  • une vingtaine en France – d’être
    poursuivis devant un tribunal ad­
    ministratif. Un mal nécessaire
    pour « amener à une prise de cons­
    cience », dit Frédéric Le Gars.
    Les trois autres maires de l’île ne
    sont pas du même avis. Evoquant
    « un coup de communication qui
    risque de mettre en difficulté les
    professionnels », Annaïck Huchet,
    la maire de Bangor, également
    vice­présidente chargée de l’agri­
    culture au sein de la communauté
    de commune, « ne veut pas porter
    une responsabilité » qu’elle n’a pas.
    « Ce sont aux parlementaires de
    faire les lois », rappelle­t­elle.
    Faute de mesures concrètes sur
    le sujet, tous les membres du col­
    lectif vont déposer plainte à
    l’automne, comme le préconise
    la procédure instaurée par l’asso­
    ciation Campagne glyphosate.
    Interrogé par Le Monde, le par­
    quet de Paris révèle qu’à la date
    du 21 août, 1 505 plaintes ont été
    déposées en France dans ce dos­
    sier, pour « mise en danger de la
    vie d’autrui », « tromperie aggra­
    vée » et « atteintes à l’environne­
    ment ». Les « pisseurs » bellilois
    espèrent que des mesures soient
    rapidement prises, « pour que
    l’image de Belle­Ile colle vraiment à
    la réalité ».
    cécile bouanchaud


Les enfants plus exposés que les adultes, d’après les analyses


En l’absence de données épidémiologiques nationales, le risque potentiel de cancer lié au glyphosate ne peut être estimé précisément


L


a surprise le dispute sou­
vent au désarroi. Les « pis­
seurs », qui participent, en
France, à la campagne associative
de mesure de l’exposition au gly­
phosate, sont souvent désarçon­
nés par la découverte de leur expo­
sition à l’herbicide, le produit phy­
tosanitaire de synthèse le plus uti­
lisé en France, mais aussi dans le
monde. Chez les « pisseurs » de
Belle­Ile­en­Mer (Morbihan), les
taux varient entre 0,3 μg/l et
2,8 μg/l, avec une moyenne de
près de 1,4 μg/l – un peu plus éle­
vée chez les enfants.
« Ces résultats sont cohérents
avec ce que nous avons trouvé dans
la littérature », explique Emanuela
Taioli, directrice de l’Institut d’épi­
démiologie translationnelle de
l’Icahn School of Medicine at
Mount Sinai (New York), coau­

teure d’une récente synthèse des
données disponibles sur le sujet,
publiée dans la revue Environmen­
tal Health.

« Proximité avec le sol »
Quant aux interrogations des in­
téressés sur l’origine du glypho­
sate qu’ils excrètent, la question
est difficile. Car, en dépit de l’in­
tensité du recours au célèbre her­
bicide, la biosurveillance est très
lacunaire. « Il y a si peu de données
sur les sources d’exposition qu’il est
difficile de dire avec certitude par
quelles voies les gens sont expo­
sés », détaille Mme Taioli. Parfois, la
proximité d’avec les champs trai­
tés n’est même pas directement
corrélée au niveau d’exposition
des individus...
D’autres questions demeurent :
pourquoi les enfants de Belle­Ile­

en­Mer ont­ils généralement des
niveaux supérieurs à ceux des
adultes? L’observation est cohé­
rente avec les données disponibles
dans la littérature scientifique.
« Les raisons ne sont pas très clai­
res, explique Mme Taioli, bien que la
masse corporelle plus faible des en­
fants et leur proximité plus impor­
tante avec le sol, et donc un contact
plus étroit avec la terre, et la végéta­
tion, qui a pu être traitée, puissent
contribuer » à cette différence.
A quelles expositions correspon­
dent les niveaux retrouvés dans
les urines des « pisseurs »? Là en­
core, il y a plus de questions que de
réponses. « A notre connaissance, il
n’y a pas eu d’études pour surveiller
les niveaux urinaires en fonction de
la consommation de glyphosate,
détaille l’épidémiologiste. De telles
études sont possibles, bien qu’elles

soient difficiles à mener, car il
existe de nombreuses sources po­
tentielles d’exposition autres que
l’alimentation, notamment par in­
halation, par voie cutanée ou par
la consommation d’eau. »
Pour les autorités sanitaires, en
Europe et ailleurs, ces concentra­
tions urinaires en glyphosate tra­
hissent quoi qu’il en soit des expo­
sitions très inférieures à la « dose
journalière admissible » (DJA). Le
risque encouru serait alors négli­
geable. Cependant, le calcul d’une
telle DJA tient à l’opinion des agen­
ces réglementaires, selon qui le
glyphosate n’est ni génotoxique ni
cancérogène. Or ce sujet est âpre­
ment débattu : depuis mars 2015,
le Centre international de recher­
che sur le cancer (CIRC, l’agence de
l’Organisation mondiale de la
santé chargée d’inventorier les

causes de cancer) considère le
glyphosate comme génotoxique,
cancérogène pour l’animal et can­
cérogène probable pour l’homme.

« Effets sans seuil »
Si le glyphosate est, comme le sus­
pecte le CIRC, génotoxique et capa­
ble d’être à l’origine de cancers, le
constat change. « Il est générale­
ment admis que ces agents indui­
sent des effets sans seuil, c’est­à­
dire qu’un seul contact avec ce type
d’agent est susceptible d’induire un
excès de risque de cancer, quel que
soit le niveau d’exposition », rap­
pelle l’Institut national du cancer
dans sa documentation.
« En termes de précaution, on
pourrait faire l’hypothèse que les
études épidémiologiques rassem­
blées par le CIRC sont en effet le re­
flet d’un danger cancérogène du

glyphosate, analyser la relation do­
se­effet et obtenir les données d’ex­
position. On aurait alors suffisam­
ment d’informations pour quanti­
fier, dans le pire des cas, le risque
cancérogène pour la population,
estime l’épidémiologiste William
Dab, professeur au Conservatoire
national des arts et métiers et an­
cien directeur général de la santé.
On aurait certes d’importantes
marges d’erreur, mais on aurait un
ordre de grandeur : on saurait si on
parle de 3 ou de 30 000 cancers par
an attribuables au glyphosate. Il
serait alors possible de décider de
prendre ou non des mesures, au
moins provisoires, en attendant
d’en savoir plus. Je ne comprends
pas qu’une telle évaluation quanti­
tative des risques n’ait pas encore
été demandée par les autorités. »
stéphane foucart

Louisa et son
fils âgé de
4 ans, le
11 août, dans
leur jardin,
à Belle­Ile­en­
Mer.
SAMUEL GRATACAP
POUR « LE MONDE »

A la date
du 21 août,
1 505 plaintes
ont été déposées
en France
dans ce dossier

Langouët : l’arrêté antipesticides annulé


Le tribunal administratif de Rennes a annulé, mardi 27 août, l’ar-
rêté municipal « antipesticides » pris par le maire écologiste de
Langouët (Ille-et-Vilaine). Le 18 mai, Daniel Cueff décidait d’inter-
dire l’usage des produits phytosanitaires à moins de 150 mètres
de tout « bâtiment à usage d’habitation ou professionnel » dans sa
commune. La préfecture avait attaqué cet arrêté, considérant
qu’il ne relève pas des compétences d’un élu local, ce qu’a con-
firmé la justice. Emmanuel Macron avait néanmoins déclaré, ven-
dredi 23 août, « soutenir dans ses intentions » le maire breton. La
ministre de la transition écologique, Elisabeth Borne, a annoncé,
mardi, préparer un projet de réglementation tenant compte
d’une zone minimale de protection des habitations.

« J’avais initié
la démarche,
pensant être
un modèle, et
j’apprends que
j’ai l’un des pires
taux », s’indigne
Catherine Legras
Free download pdf