Le Monde - 29.08.2019

(coco) #1

0123
JEUDI 29 AOÛT 2019 france| 9


Des représentants
de 48 associations, ONG
ou syndicats étaient reçus
à Matignon, le 27 août.
Au premier plan, Laurent
Berger, secrétaire général
de la CFDT. TRISTAN REYNAUD/SIPA

Laurent Berger : « Tant mieux


si nous sommes écoutés »


Le secrétaire général de la CFDT se félicite de l’« ouverture »
d’Emmanuel Macron sur la réforme des retraites, mais reste vigilant
sur la poursuite des discussions avec le gouvernement

ENTRETIEN


D


ans une interview au
Monde, Laurent Berger,
secrétaire général de la
CFDT, se réjouit du changement
de pied d’Emmanuel Macron sur
la réforme des retraites. Lundi
26 août, sur France 2, le chef de
l’Etat s’est éloigné de la proposi­
tion du haut­commissaire chargé
du dossier, Jean­Paul Delevoye,
d’instaurer un âge pivot dans le
futur système. Et indiqué qu’il
préférerait qu’il y ait « un accord
sur la durée de cotisation plutôt
que sur l’âge » pour bénéficier
d’une retraite à taux plein.

Vous qui souhaitiez mettre
l’accent sur la durée de cotisa­
tion et non sur l’âge de départ
à la retraite, estimez­vous
avoir été entendu par
Emmanuel Macron?
Nous disions depuis le début que
cet âge pivot était une profonde
erreur et une injustice. Le prési­
dent de la République explique dé­
sormais, lui aussi, que ce n’est pas
la bonne solution. Tant mieux si
nous sommes écoutés. L’autre élé­
ment très important annoncé par
le chef de l’Etat, c’est le fait que
cette réforme ne se ferait pas avant
une politique de revalorisation sa­
lariale et de revalorisation des mé­
tiers de la fonction publique hos­
pitalière et des enseignants. C’est
aussi un engagement très fort que
nous demandions.

Avez­vous été informé
en amont?
Non. Pas du tout.

A quoi peut ressembler un
« accord sur la durée de cotisa­
tion », comme l’a indiqué
M. Macron?
Au sens légal du terme, un ac­
cord sur une réforme des retrai­
tes, ça n’existe pas. Il y a une con­
certation et les partenaires so­
ciaux s’expriment après sur le
texte. Un calendrier sur l’allonge­
ment de la durée de cotisation a
été fixé en 2014 par la loi Tou­
raine. Il faut s’y tenir.

En indiquant qu’il souhaitait
que le système soit à l’équilibre
en 2025, le chef de l’Etat a laissé
entendre que des mesures
paramétriques, c’est­à­dire
permettant des économies
à court terme, seraient prises
avant pour y parvenir...
Depuis le début, nous disons
que rien ne justifie d’accélérer
cette trajectoire. C’est la raison
pour laquelle nous nous sommes
opposés à une mesure paramétri­
que dans le projet de loi de finan­
cement de la Sécurité sociale
[PLFSS] pour 2020. Nous ne vou­
lons pas de mesures paramétri­
ques. Nous voulons un système
plus juste, plus solidaire, avec des

droits nouveaux : pénibilité, re­
traite progressive, augmentation
des basses pensions...

Que pensez­vous de l’idée du
gouvernement de lancer une
« concertation citoyenne » sur
le sujet? Le calendrier de la ré­
forme pourrait­il être détendu
selon vous?
Une consultation citoyenne
n’est pas forcément une mauvaise
idée, mais à une seule condition :
nous ne voulons pas repartir de
zéro. Un travail a été mené par le
haut­commissaire, Jean­Paul De­
levoye, et la concertation, qui a été
loyale, a débouché sur son rap­
port. Sur le calendrier, nous
aurons des précisions le 5 sep­
tembre, quand nous serons reçus
par le premier ministre. Mais
mieux vaut ne pas se précipiter et
poser les bases d’un système juste.
Si ça prend six mois de plus, ça
prendra six mois de plus... Nous
ne sommes pas dans une logique
de réforme urgente.

Si le dossier des retraites va
occuper l’essentiel du temps
social, quelles sont vos autres
préoccupations?
Il y en a bien d’autres, comme la
réduction des inégalités, la pau­
vreté ou l’évolution du travail.
Nous voulons que dans les entre­
prises, la question de la qualité de
vie au travail soit un vrai espace
de négociation. C’est cela qui inté­
resse les travailleurs. Nous avons
demandé une négociation au Me­
def sur ce sujet, qui a refusé.
Pour nous, l’entreprise du
XXIe siècle, c’est respecter les hom­
mes et les femmes qui la compo­
sent. Elle ne peut pas considérer
les travailleurs comme quantité
négligeable et ne peut pas se déve­
lopper sans dialogue social. Nos
équipes sont mobilisées sur la
mise en place des comités sociaux
et économiques, qui se déroule
dans des conditions très dégra­
dées. Et, contrairement à ce que dit
Muriel Pénicaud, la ministre du
travail, il y a une baisse du dialo­
gue social dans les entreprises.

Selon vous, la crise des « gilets
jaunes » est­elle terminée?
Non. Il suffit de regarder le rap­
port qui est sorti pendant l’été sur
le consentement à l’impôt. Si vous
vivez à Paris, il est très fort, si on
s’éloigne des grandes aggloméra­
tions, ce n’est plus le cas. Il faut
agir sur les maisons de services au
public – c’est une de nos priorités –
et sur les plans territoriaux pour
l’emploi, qui n’ont pas du tout
marché. On veut aller beaucoup
plus loin sur la rénovation thermi­
que des logements. Si le chômage
baisse – et c’est très bien –, le chô­
mage de longue durée est tou­
jours aussi important. On attend
des gestes forts sur l’insertion
professionnelle des personnes les
plus éloignées de l’emploi.

Les mesures « gilets jaunes »
ne sont­elles pas suffisantes?
Non, parce qu’elles ne sont pas
structurantes et qu’elles n’ont pas
forcément fait sens. Mardi, nous
avons présenté au premier minis­
tre, qui nous a reçus, huit priorités
du « pacte du pouvoir de vivre »
que nous portons avec des asso­
ciations et des ONG. Parmi cel­
les­ci, il y a la question des mini­
mas sociaux. Ils ont décroché par
rapport aux salaires, même par

rapport au smic. La situation des
plus pauvres est de plus en plus
problématique. Il faut traiter ces
questions. Dans le PLFSS, nous re­
vendiquons une mesure de reva­
lorisation du RSA.

Avez­vous eu le sentiment
d’être écouté?
Il y a des sujets, comme la garde
d’enfants, la régulation thermi­
que ou la dépendance sur lesquels
le gouvernement est d’accord,
mais encore faut­il passer aux ac­
tes. Sur les mesures d’urgence,
comme les minimas sociaux ou la
fiscalité écologique, ça freine.
Mais il y a un engagement des mi­
nistres à travailler avec nous. Il
faut que chacun ait conscience
que le mécontentement perdure.

Plus globalement, vous observez
un changement de méthode?
L’acte II du quinquennat a com­
mencé à Genève, avec un discours
du président de la République à
l’Organisation internationale du
travail, puis avec la déclaration de
politique générale du premier
ministre. Cela a débouché sur la
réforme de l’assurance­chômage
dont les effets seront désastreux.
Nous ne sommes ni des oppo­
sants ni des partisans et nous ne
cherchons pas à être un interlocu­
teur privilégié de l’exécutif.
Depuis deux ans, nous avons
beaucoup critiqué la méthode.
Tant mieux si elle change, mais on
le mesurera aux actes, il faut des
preuves. L’intervention du chef de
l’Etat, lundi, sur les retraites, c’est
une ouverture s’il est résolu à ne
plus décider tout seul et si une
concertation loyale est engagée.

Est­ce que l’unité d’action est
encore possible avec la CGT?
Sur certains sujets, comme le
travail par exemple, c’est possible.
Entre syndicats, on se parle, il n’y
a pas de cordon de sécurité entre
nous, mais nous sommes très
loin de la CGT actuellement.

Cette absence d’unité ne nuit­
elle pas au syndicalisme?
Si la question est de savoir s’il
faut s’unir, la réponse est oui. S’il
faut faire des propositions com­
munes, la réponse est oui. L’état
du syndicalisme est inquiétant. Je
ne porterai pas le fardeau de la dé­
sunion syndicale. J’ai sorti mon li­
vre Syndiquez­vous! [Cherche
Midi, 128 p., 7 euros] parce que le
syndicalisme souffre d’une
image négative, avec des repré­
sentants qui ne seraient jamais
contents et contre tout. A travers
mon témoignage, j’ai voulu mon­
trer que cela ne correspond pas à
la réalité du syndicalisme et à
l’engagement de milliers de fem­
mes et d’hommes au service de
leurs collègues.
propos recueillis par
raphaëlle besse desmoulières
et michel noblecourt

Les ressorts


culturels du


vote populiste


Un livre à paraître jeudi estime


que l’individualisation de la société


explique la montée du populisme


ANALYSE


A


u moment où Emmanuel
Macron, marqué par la
crise des « gilets jaunes »,
s’emploie à « réconcilier les Fran­
çais », comme il l’a dit le 17 août à
Bormes­les­Mimosas (Var), un li­
vre paraît, qui montre toute la dif­
ficulté de la tâche. Edité au Seuil
dans la collection « La République
des idées », Les Origines du popu­
lisme (208 pages, 14 euros) est un
ouvrage collectif signé par quatre
chercheurs : Yann Algan, Elizabeth
Beasley, Daniel Cohen et Martial
Foucault. En s’appuyant sur l’ana­
lyse économétrique de nombreu­
ses banques de données, dont celle
du Cevipof (le centre de recherches
politiques de Sciences Po), les
auteurs mêlent leur approche
d’économistes et de politistes
pour enrichir l’expertise du popu­
lisme, objet de nombreuses re­
cherches ces dernières années.
Tout en mettant en évidence
l’importance du facteur économi­
que dans le « schisme économique
et social » qui fracture la société
française, ils insistent surtout sur
sa dimension culturelle et, ce fai­
sant, posent trois questions cru­
ciales pour la fin du quinquennat.
Comme dans de nombreuses dé­
mocraties occidentales, la montée
des forces antisystème en France
est intimement liée à la détériora­
tion des conditions d’existence
des classes moyennes et populai­
res. La crise financière de 2008 a eu
un effet délétère sur une popula­
tion fragilisée depuis trente ans.
Mais elle n’explique pas tout. Une
autre crise culturelle tout aussi
profonde favorise la poussée po­
puliste et c’est le mérite des
auteurs d’en analyser les ressorts :
pour eux, tout découle de l’indivi­
dualisation de plus en plus mar­
quée de la société et de la violente
désocialisation dont ont été victi­
mes les classes populaires.

Extrême solitude
« Les “trente glorieuses” avaient
forgé un idéal de croissance inclu­
sive, (...) la société postindustrielle a
fait éclater cette structuration des
espaces communs », constatent­ils
en pointant le développement des
services et des nouveaux modes
de travail qui ont engendré la soli­
tude et la perte d’appartenance so­
ciale. Le fait que le Parti commu­
niste ait été supplanté par le Ras­
semblement national dans l’élec­
torat ouvrier est symptomatique :
« La force politique que la société in­
dustrielle conférait aux classes po­
pulaires » s’est évanouie. Marine
Le Pen agrège aujourd’hui « le vote
d’individus malheureux dont la sa­
tisfaction dans la vie est faible ».
Dans ce contexte, le subjectif
s’affirme, des sentiments négatifs
comme la peur et la colère éclo­
sent, rendant la société à la fois
éruptive et difficile à déchiffrer.
Les auteurs prennent pour exem­
ple le rejet de l’immigration qui
caractérise l’électorat lepéniste et
qui ne peut s’expliquer par la
seule crainte d’une concurrence
accrue sur le marché du travail.
« C’est la faiblesse plus générale du
rapport à autrui qui joue un rôle es­
sentiel », affirment­ils.
En mettant en valeur des indica­
teurs jusque­là négligés comme
« le niveau de satisfaction » ou « la
confiance interpersonnelle », le li­
vre permet d’éclairer ce mystère
qui fait que l’électorat ouvrier lepé­
niste en est arrivé à contester l’idée
même de redistribution. « Leur
méfiance radicale à l’égard du reste

de la société fait qu’ils se méfient
autant des pauvres et des instru­
ments de redistribution en leur fa­
veur que des riches et de l’Etat­pro­
vidence », affirment les auteurs.
Une question clé se pose alors à
Emmanuel Macron : le progres­
sisme est­il la bonne voie? En as­
sumant l’opposition frontale avec
Marine Le Pen, en développant la
vision d’une société axée sur l’in­
dividu et ses possibles, le chef de
l’Etat a paru se satisfaire d’une
évolution qui a, en réalité, dés­
tructuré la partie la plus vulnéra­
ble de la population. Les mères cé­
libataires avec enfants ont subi de
plein fouet l’éclatement du cadre
familial, les ouvriers non quali­
fiés dans les emplois de services
se sont trouvés plongés dans une
extrême solitude.
Le mouvement des « gilets jau­
nes » a été un puissant rappel à l’or­
dre. Il a débouché sur un certain
nombre de correctifs sans que l’on
sache, depuis, vers quel modèle
s’achemine le président de la Ré­
publique pour tenter de refaire so­
ciété. En attendant, la situation
reste éruptive, « comparable à celle
des années 1930 », affirme le livre.
Du coup, les auteurs explorent
l’hypothèse italienne, autrement
dit la coalition des extrêmes


  • droite populiste­gauche radi­
    cale – pour battre Emmanuel Ma­
    cron. Ils en concluent que la désil­
    lusion serait au rendez­vous tant
    l’électorat de Marine Le Pen di­
    verge de celui de Jean­Luc Mélen­
    chon dans leur rapport à l’Etat, à la
    redistribution ou au reste du
    monde. Seule les rapproche la con­
    testation des institutions politi­
    ques. Un électeur en colère mais
    ayant un niveau de confiance
    élevé votera plutôt Mélenchon,
    tandis qu’un électeur en colère à
    faible niveau de confiance choisira
    Le Pen. La peur, quant à elle, sem­
    ble davantage conforter le conser­
    vatisme ; lors de la dernière prési­
    dentielle, François Fillon s’est im­
    posé comme le candidat qui fédé­
    rait le vote des anxieux.
    Quelle place reste­t­il à la gauche
    et à la droite? Faible, répondent les
    auteurs. Certes, le clivage existe
    encore sur les valeurs : on n’a pas
    la même vision de la fonction pu­
    blique, de la religion et de la pro­
    priété, selon que l’on appartient à
    l’un ou l’autre camp. Mais cet axe
    originel est très concurrencé par le
    clivage entre société ouverte et so­
    ciété fermée qui a structuré le duel
    Macron­Le Pen en 2017.
    Les alliances que gauche et
    droite étaient autrefois capables
    de nouer pour exercer le pouvoir

  • la première entre les ouvriers et
    les instituteurs, la deuxième entre
    les bourgeois et les paysans – ne
    sont plus opérantes. Dès lors, le
    grand risque pour l’électorat po­
    pulaire est « de passer d’un ghetto
    social à un enfermement politique
    sans autre dénominateur commun
    qu’un rapport négatif à autrui et au
    reste du monde ». Un défi pour la
    démocratie.
    françoise fressoz


Les auteurs
mettent en valeur
des indicateurs
jusqu’ici négligés,
comme « le niveau
de satisfaction »
ou « la confiance
interpersonnelle »

«   SUR LES MESURES 


D’URGENCE, COMME 


LES MINIMAS SOCIAUX 


OU LA FISCALITÉ 


ÉCOLOGIQUE,


ÇA FREINE . IL FAUT 


PASSER AUX ACTES »


« NOUS VOULONS UN 


SYSTÈME PLUS JUSTE, 


PLUS SOLIDAIRE, AVEC 


DES DROITS NOUVEAUX :


PÉNIBILITÉ, RETRAITE 


PROGRESSIVE, 


AUGMENTATION DES 


BASSES PENSIONS... »


Un système en
quête d’équilibre
Le président de la République,
Emmanuel Macron, a indiqué,
le 26 août, qu’il souhaitait
que le futur système des
retraites soit à l’équilibre
lors de son entrée en vigueur
en 2025. Une façon de laisser
entendre que des mesures
paramétriques pourraient être
prises d’ici là pour y parvenir.
Avant l’été, le gouvernement
avait déjà été tenté de faire
des économies sur les retraites
dans le projet de loi de finance-
ment de la Sécurité sociale
(PLFSS) pour 2020, avant d’y re-
noncer afin de ne pas compro-
mettre la réforme systémique.
L’une des idées était de com-
presser le calendrier fixé par la
loi Touraine de 2014, qui vise
à allonger très progressivement
la durée de cotisation pour ob-
tenir une retraite à taux plein.
Cette dernière sera portée à
172 trimestres d’ici à 2035, pour
les générations nées en 1973 et
après. Le sujet pourrait donc re-
venir au premier plan dans les
prochains mois. « Rien ne justifie
d’accélérer cette trajectoire »,
met cependant en garde le
secrétaire général de la CFDT,
Laurent Berger.
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