Courrier International - 22.08.2019

(lu) #1

  1. D’UN CONTINENT À L’AUTRE


europe


RÉP. TCHÈQUE

SLOVAQUIE

POLOGNE

AUTRICHE

HONGRIE

ITALIE

Prague

Hallstatt

Cesky Krumlov

200 km

Vienne

ALLEMAGNE

COURRIER INTERNATIONAL

—T yzden Bratislava

T


out y est devenu chinois.
Des hôtels, des restau-
rants, des commerces et
même des quartiers résidentiels
entiers avec de grandes tours
de logements. Les casinos sont
chinois, les centaines de milliers
de vacanciers sont bien entendu
chinois, et même la mafi a locale
est chinoise. Les autorités se sont
résignées à leur présence et leur
ont offi cieusement cédé la ville...
Ce dont il est question ici, c’est
de la petite cité balnéaire autrefois
somnolente de... Sihanoukville, au
Cambodge. Quelques années ont
suffi pour que Sihanoukville se
transforme radicalement. Le gou-
vernement cambodgien a ouvert
les portes au dragon chinois pour
lui permettre d’investir. Celui-ci
s’y est engouff ré. Les investis-
sements sont arrivés, simple-
ment ils ont été d’une ampleur
bien plus importante que ce à
quoi les Cambodgiens s’atten-
daient. Aujourd’hui, les princi-
pales rues et le littoral ne leur
appartiennent plus, les Chinois
ont tout racheté. Depuis 2012,
le nombre de touristes a aug-
menté de 700 %. Une partie de ces
vacanciers ont posé leurs valises
pour de bon. On estime que les
Chinois représentent désormais
20 % de la population.
L’exemple de Sihanoukville
peut-il servir d’avertissement
à Cesky Krumlov? On peut lire
tout et son contraire sur Internet.
Selon les informations pêchées
sur diff érents sites, cette petite

ville – dont le centre historique a
été, après la chute du régime com-
muniste, l’un des tout premiers
sites tchèques inscrits au patri-
moine mondial de l’Unesco –,
subit un immense affl ux de visi-
teurs majoritairement asiatiques.
Il ne nous a pas fallu bien long-
temps pour avoir la confi rmation
qu’elles dépeignaient bien la réa-
lité. Dans le wagon du train qui
nous a menés à Cesky Krumlov,
nous étions seuls au milieu des
touristes venus de Chine!

Dans un passé encore relati-
vement récent, les rues de Cesky
Krumlov étaient le plus souvent
désertes. “La ville a été laissée
à l’abandon sous le régime com-
muniste, personne ne s’en occu-
pait, et c’est d’ailleurs pourquoi
elle a conservé son aspect d’ori-
g ine”, explique l’hôtelier Jakub
Smida. Son établissement est
situé dans le cœur même de
la ville, sur la place principale
(Namesti Svornosti, place de
la Concorde). S’il affi rme que
lui n’a pas de quoi se plaindre,
un peu plus loin, hors des sen-
tiers battus empruntés par l’im-
mense majorité des touristes,
se trouvent quelques restau-
rants qu’il nous recommande

commerces, ou encore la pharma-
cie, ont fait faillite faute de clients.”
“J’ai quand même le sentiment
que la municipalité ne fait pas tout
ce qu’elle pourrait pour que les
choses changent, regrette Smida.
Il suffi rait pourtant qu’elle montre
qu’elle tient aussi à la présence des
habitants dans le centre-ville, et
qu’il n’y a pas que les touristes qui
comptent à ses yeux.” Lui-même
vit à Krumlov depuis plus de
quinze ans et sait que beaucoup
d’habitants lui reprochent de tra-
vailler dans le tourisme, la seule
activité qui importe désormais
vraiment dans cette ville.
“Tout le monde pense que les tou-
ristes ont priorité sur tout le reste,
mais ce n’est absolument pas vrai”,
se défend cependant Carda, sou-
lignant qu’au-delà des travaux
en cours à la gare ferroviaire,
la gare routière, la piscine et le
cinéma ont déjà été récemment
rénovés. “Les touristes ne vont
pas plus à la piscine qu’au cinéma,

vivement mais qui restent peu
ou pas fréquentés.
Lorsque nous nous sommes
promenés dans les étroites rues
médiévales, soit il nous a été dif-
fi cile de nous frayer un passage
entre les interminables fi les de
touristes chinois se prenant en
photo, soit nous n’avons croisé per-
sonne. Tous suivent le même iti-
néraire. Tomber sur des habitants
de Krumlov dans le centre-ville
est chose plutôt rare. “Les Chinois
sont partout !” grogne une maman
tchèque, en tirant son petit garçon
par le bras. À peine avons-nous
le temps de nous retourner pour
lui poser une ou deux questions
qu’elle a déjà disparu dans une des
discrètes ruelles qui se trouvent à
l’écart des circuits empruntés par
les touristes.
“Les gens de Krumlov n’ont
aucune bonne raison de se rendre
dans le centre, il n’y a là plus rien
pour eux”, constate Jakub Smida.
L’hôtelier nous raconte l’événe-
ment que représentait le marché
de Noël pour les habitants de la
ville il y a encore quelques années.
“Désormais, ils préfèrent organiser
leurs propres petits marchés entre
voisins au milieu des immeubles en
périphérie”, ajoute-t-il.
Un peu plus tard, nous rencon-
trons le maire, Dalibor Carda. Lui
aussi reconnaît que les habitants
ont abandonné le centre-ville. “Ils
n’y viennent plus que pour certaines
manifestations culturelles ou par
exemple pour emprunter un livre
à la bibliothèque. Mais c’est sûr
qu’ils n’y viennent plus pour faire
leurs courses et que de nombreux

mais c’est en partie grâce à l’argent
qu’ils apportent à la ville que ces
projets ont pu être réalisés.” Lors
des dernières élections muni-
cipales, le tourisme a constitué
l’un des principaux thèmes de
campagne. Le mécontentement
des habitants de Krumlov est
général. Les foules de touristes
photographes les font tous (ou
presque) râler.
Les experts sont unanimes :
à de rares exceptions, le tou-
risme de masse a des retom-
bées négatives. Cesky Krumlov
compte 13 000 habitants, mais
environ 1,6 million de touristes
visitent la ville chaque année.
Les touristes Chinois sont pré-
dominants. Quelque 140 auto-
cars les y amènent chaque jour.
Dans une volonté de réduire le
nombre de ces autocars, ou plutôt
de faire rentrer encore plus d’ar-
gent dans les caisses, la munici-
palité a instauré, début juin, une
taxe dite “Bus stop” de 50 euros.
Concrètement, il s’agit d’un sys-
tème de réservation obligatoire
pour les autocars, qui peuvent sta-
tionner sur deux parkings qui leur
sont réservés, comme cela existe
déjà à Salzbourg ou à Vienne.

Changement brutal. Si le tou-
risme est donc source de reve-
nus substantiels pour la ville,
les coûts qu’il engendre sont
importants aussi. “Regardez les
déchets, prévient Carda. Nous
en produisons autant qu’une ville
de 50 000 habitants. Des pickpoc-
kets des Balkans sévissent dans
les rues. Il nous faut désormais
une police municipale surdimen-
sionnée et un centre opérationnel
non-stop, ce dont les autres villes de
même taille n’ont absolument pas
besoin. Il faut maintenir la ville
propre, que les toilettes publiques
soient accessibles”, énumère le

République tchèque.


Une ville assaillie


par le tourisme


chinois


La ravissante bourgade médiévale de Cesky
Krumlov est devenue une destination
privilégiée pour les Chinois, qui représentent
désormais 20 % de la population.

↙ Dessin de Jonathan McHugh,
Royaume-Uni.

“Les gens de Krumlov
n’ont aucune bonne
raison de se rendre
dans le centre, il n’y a
là plus rien pour eux.”
Jakub Smida,
HÔTELIER

IKON IMAGES
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