Courrier International - 22.08.2019

(lu) #1
reportage


  1. D’UN CoNtINeNt À L’aUtre Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019


amériques


États-Unis. À Los Angeles,


la langue tongva


renaît de ses cendres


Oubliée de tous, la première langue parlée dans le bassin de Los Angeles,
par les Indiens Tongvas, retrouve aujourd’hui des locuteurs grâce au patient
travail de la linguiste Pam Munro.

—Los Angeles Times
(extraits) Los Angeles

D


epuis le sommet de Signal
Hill, Los Angeles dispa-
raît sous la brume. La
lumière vaporeuse estompe les
détails, de sorte que seules les
montagnes, l’océan et la bande de
terre entre les deux sont visibles.
Il n’y a ni autoroutes, ni maisons,
ni immeubles, ni palmiers.
Au large, on devine la large
silhouette de l’île de Santa
Catalina. La pénin-
sule de Palos Verdes
s’avance à l’ouest ; à
l’est, Saddleback ; et,
au nord, la chaîne de
montagnes qui s’étire
de Malibu à San Bernardino.
To -VA A-n gar.
Ces trois syllabes sont dif-
ficiles à prononcer, la seconde
doit être accentuée.
Traduit littéralement, “tovaan-
gar” veut dire “le monde”, soit
cette colline et tout ce qui l’en-
toure. Le monde tel que le
voyaient les Tongvas, les pre-
miers habitants du territoire.
Ce monde était le leur avant
d’appartenir à quiconque, avant
que des étrangers n’arrivent et
ne commencent à en faire ce
qu’ils veulent.
Aucune fumée ne s’élève plus
des feux allumés pour envoyer
des signaux, “chewee’et chaa-
vot ”. Les herbes hautes, “mamaa-
har ”, ont disparu. Les rivières,
“papaaxayt”, ont changé de cours,
et les étoiles, “shushuu’ram”, se
sont effacées du ciel.
Le monde qu’autrefois seuls
leurs mots décrivaient est devenu
méconnaissable, et la langue
tongva a cessé d’être parlée. Elle
a survécu, en silence, dans les

carnets et les documents col-
lectés par les musées.
Récemment, toutefois, le
tongva a refait surface sur une
page Facebook, dans laquelle
se trouve aussi un lien vers le
site SoundCloud. À San Pedro,
des étudiants ont commencé à
apprendre la langue afin de lui
redonner la place qui lui revient
dans le monde.
Leurs efforts vacillants et
timides ont parfois quelque
chose d’émouvant. “Wereechey
chinuuho ‘epeekmok
she’iinga” – “la petite
araignée a grimpé
sur le roseau” –
chantent à l’unisson
adultes et enfants.
Ils se retrouvent chaque mois
pour pratiquer la prononciation,
étudier l’emploi des particules et
chanter sous la supervision de
Pam Munro, une linguiste de
l’université de Californie à Los
Angeles (Ucla) qui enseigne le
tongva depuis quinze ans.
Munro décrit son travail
comme une démarche visant à
“réhabiliter” une langue qui n’est
plus utilisée dans les conversa-
tions. Elle évite de dire que le
tongva est une langue morte,
car elle considère qu’il est bles-
sant de décrire ainsi une culture
qui existe toujours et un monde
qui, aux yeux de nombreuses per-
sonnes, n’a jamais cessé d’exister.
Au fil du temps, Munro a ras-
semblé les pièces du puzzle en s’ap-
puyant sur les travaux d’anciens
linguistes et ethnographes. Les
mots prononcés et les syntagmes
soigneusement assemblés dans sa
salle de classe évoquent un autre
espace et une autre époque, même
si une grande partie de la langue
restera à jamais un mystère.

Munro se tient devant un
tableau blanc couvert de mots,
de lettres entourées et de flèches.
Ses élèves viennent d’aussi loin
que la vallée de San Fernando
et du comté d’Orange. Le plus
vieux a 71 ans, et les plus jeunes,
âgés de 6 à 11 ans, sont les petits-
enfants de deux femmes ayant
des origines tongvas.
La linguiste de 71 ans a étudié
les langues autochtones de la
Californie du Sud pendant près de
quatre décennies. Elle enseigne
le tongva comme s’il s’agissait
d’une langue bien vivante qui
peut être parlée avec des amis
ou des voisins.
Aujourd’hui, elle essaie de
former le mot tongva pour “ensei-
gnant”. Certains mots et cer-
taines expressions n’ont jamais été
consignés ou n’ont jamais existé
en tongva (“merci”, “penser”,
“punir”, “se reposer” ou “éga-
lité”, par exemple). Ils doivent
être inventés en se fondant sur
ce que l’on connaît de la gram-
maire et de l’usage du tongva.

“Nous avons le verbe ‘hyoonax’,
ou ‘connaître’”, dit-elle, réfléchis-
sant tout haut.
Elle écrit “pavaaynax”
(“donner de l’eau”) et “‘ashuuy-
nak” (“baigner”) sur le tableau
blanc et entoure le yn.
“Yn a une fonction causative,
dit- elle. Si l’on doit créer un mot
pour ‘faire connaître’, il nous faut
y intégrer le morphème yn.”

En suivant son raisonnement,
la classe construit le mot “hyo-
na ay n’ar ” pour traduire le terme
“enseignant”.
Munro a grandi dans le nord de
l’État de New York et déménagé
en Californie à l’âge de 16 ans.
Ses parents étaient bibliothé-
caires universitaires. Pendant ses
études de premier cycle en his-
toire à Stanford, elle maîtrisait
déjà les rudiments du français,
de l’italien, de l’allemand et du
russe et se décrivait comme une
passionnée des langues.
Puis à l’université de Californie
à San Diego, elle a écrit une thèse
sur le mojave, la langue du peuple
autochtone qui vivait sur les
berges du Colorado.
À l’époque, dans les années 1970,
l’étude des langues autochtones
de la Californie suscitait beau-
coup d’intérêt. “C’était nouveau,
passionnant”, dit-elle. Guidée par
sa mentor, la linguiste Margaret
Langdon, Munro a commencé
à travailler avec des locuteurs
natifs pour documenter ces lan-
gues et en consigner les principes
de base. Mais elle n’avait jamais
même songé à étudier la langue
tongva, connue à l’époque sous

le nom de “gabrieliño”. En effet,
contrairement au luiseño, la pre-
mière langue californienne qu’elle
a étudiée, le tongva n’avait pas de
locuteurs natifs.
Puis, un jour, à la fin des
années 1970, un collègue lui a
envoyé cinq cartons remplis de
fiches sur lesquelles un ancien
étudiant avait compilé des cen-
taines de notes sur le tongva à
partir des travaux d’un linguiste.
À la lecture de ces fiches, elle a
senti qu’elle avait la responsabi-
lité de s’efforcer à comprendre le
tongva et sa famille linguistique.
Mais les mots et les sons
n’étaient pas suffisants. Elle
devait découvrir le fonctionne-
ment de la grammaire.

“Des esclaves”. Les villages
tongvas étaient autrefois disper-
sés dans la plaine inondable où se
trouvent aujourd’hui les comtés
de Los Angeles et d’Orange. On
retrouvait des campements sai-
sonniers jusqu’aux contreforts
des montagnes, et les baies de
l’île de Santa Catalina en abri-
taient aussi quelques-uns.
Les Tongvas commerçaient
avec les tribus voisines : les

Certains mots
et expressions n’ont
jamais été consignés
ou n’ont jamais
existé en tongva.
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