Courrier International - 22.08.2019

(lu) #1

Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019 Amériques. 19


Chumashs, les Tataviams, les
Serranos, les Cahuillas et les
Luiseños. Ils se mariaient entre
eux et apprenaient leurs langues.
Les historiens croient qu’il
y avait quelque 5 000 Tongvas
répartis dans près d’une cen-
taine de villages au moment de
l’arrivée de la première expé-
dition terrestre espagnole en
Californie, en 1769 – on estime
à environ 3 000 la population
actuelle de Tongvas.
Cinq ans plus tard, la mission
San Gabriel a été fondée, puis les
missions San Juan Capistrano
et San Fernando, et Tovaangar a
commencé à se transformer. Les
prêtres ont donné aux Tongvas
le nom de Gabrieliños et, en
1826, un visiteur de la mission
a décrit ainsi leurs conditions
de vie : “Ils sont maintenus dans
la peur et on les punit pour la
moindre infraction ; ils sont trai-
tés comme des esclaves dans tous
les sens du terme.”
L’histoire s’est répétée dans
d’autres tribus un peu partout
en Californie. La richesse cultu-
relle de la région, l’une des plus
diversifiées au monde, a ainsi fini
par être diluée dans une sorte


de mélange hispano-mexicano-
américain. Des quelque 90 lan-
gues qui y prospéraient, entre
12 et 30 seulement sont encore
parlées de nos jours. Pour les
autochtones de Californie, il
s’agit d’une perte dévastatrice.

“L’appartenance ethnique passe
par la langue, explique le linguiste
David Bellos, la langue nous défi-
nit, elle renseigne ceux qui nous
écoutent sur notre identité.”
Ce qui s’est passé il y a plus de
cent cinquante ans n’était rien
de moins qu’une purification
ethnique, et c’est dans le vide
qu’elle a créé qu’est intervenu
John Peabody Harrington. Dans
la première moitié du siècle der-
nier, ce linguiste et ethnologue
américain a commencé à com-
piler des notes sur les langues
autochtones de la Californie.

sont conservées des chansons
tongvas, une traduction du
Notre-Père et une histoire d’à
peine quelques mots, aussi énig-
matique qu’un haïku :
Qu’est-ce que ce corps mort?
Un homme?
Une femme?
Une femme.
Encouragée par William
Bright, un collègue de l’Ucla,
Munro a commencé à étudier ces
fragments. Elle s’est appuyée sur
le corpus de phrases arbitraire-
ment recueillies par Harrington
pour trouver des constantes dans
l’emploi des verbes et des noms.
Une fois compris le fonctionne-
ment de la grammaire, elle a pu
construire ses propres phrases.
La structure de base est simple.
On peut dire, par exemple :
“L’homme est là.”

Prier en tongva. Ce qui
manque, ce sont les proposi-
tions subordonnées, comme
dans : “L’homme que j’ai vu est là.”
“Nous n’avons pas d’infor-
mations là-dessus”, d it- elle.
Harrington ne semblait pas sou-
haiter poser des questions à ce
sujet. “C’est très triste.”

D’après Munro, Harrington
considérait qu’il était de son
devoir de consigner toutes les
langues du monde. “Nous avons
de la chance qu’il ait décidé de
commencer par la Californie”,
sou lig ne-t- elle.
Chacun de leur côté,
Harrington et Clinton Hart
Merriam, un naturaliste devenu
ethnologue, ont collaboré étroite-
ment avec les locuteurs de tongva
afin de conserver des traces
écrites de la langue. Merriam est
décédé en 1942, et Harrington,
qui a vécu jusqu’en 1961, a cessé
de travailler avec les Tongvas à
la fin des années 1930. Leur tra-
vail, qui a permis la survie de la
langue, contraste violemment
avec les crimes commis par les
générations précédentes.
“Quand on estime qu’une autre
personne mérite qu’on s’y intéresse,
on se met à traduire [ses propos].
C’est un premier pas vers la civi-
li sat ion”, explique David Bellos.
Les travaux de ces chercheurs
sont cependant incomplets. Il
n’existe en effet aucun enre-
gistrement du tongva parlé,
seulement quelques cylindres
de cire abîmés sur lesquels

En 2004, Munro a participé à
une conférence, intitulée “Breath
of Life”, à l’université de Berkeley,
qui vise à mettre en relation des
linguistes et des autochtones de
Californie dont les langues ne
sont plus parlées.
Au contact des participants,
Munro s’est rendu compte qu’elle
n’était pas bien préparée. Les
gens qu’elle rencontrait vou-
laient prier. Et ils voulaient prier
en tongva.
Munro a dû changer sa façon
de voir les choses. Les linguistes
veulent parler de pronoms et
apprendre comment construire
des phrases, explique-t-elle. Ils
sont généralement plus intéres-
sés par le fonctionnement de la
langue que par la communication
elle-même. Elle a donc passé une
nuit à concevoir un dictionnaire
à l’intention des participants.
Il s’agissait aussi de l’occa-
sion de redonner vie à la langue :
désormais, le tongva ne serait
plus une pièce de musée.
“De nombreuses personnes
se sentent plus proches de leurs
ancêtres lorsqu’elles prient ou pen-
sent dans leur langue”, explique
Munro. Aujourd’hui enfin,

“La langue nous
définit, elle renseigne
ceux qui nous
écoutent sur
notre identité.”
David Bellos,
Linguiste

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↙ Dessin d’Ale + Ale paru dans
Internazionale, Rome.
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