Elle N°3844 Du 23 Août 2019

(nextflipdebug5) #1

KRYST, PRES SE.


23 AOÛT 2019

ELLE.FR 29


PAR CLÉMENTINE GOLDSZAL

OT T ESSA INTERVIEW


MOSHFEGH


MISS


AMERICA


violence, est spectaculairement belle... Comment ce détail vous
est-il apparu?
O.M. Pour que cette voix existe de la manière dont je l’entendais
dans ma tête, certaines choses devaient être vraies. Pour qu’elle soit
à ce point prête à tourner le dos au monde extérieur, il fallait qu’elle
ait très peu d’anxiétés vis-à-vis de la réalité superficielle. Or, je crois
qu’il est très difficile, surtout quand on est une femme, de se détacher
de son apparence. Donc je me suis dit peut-être est-elle très belle.
Ça a été un moment clé de la construction du personnage, qui a
ouvert sur d’autres informations, sur ses parents, son éducation, son
rappor t à sa meilleure amie...
ELLE. Votre roman est aussi une critique très puissante du consu-
mérisme. L’héroïne aspire à une forme de zen, elle tend vers un
idéal non formulé d’abolition de l’ego...
O.M. Oui, il y a quelque chose d’un peu bouddhiste dans son déta-
chement, mais je ne crois pas que ce soit sincère. Ce n’est pas le fait
d’une évolution spirituelle ; plutôt un mécanisme de défense, car elle
ne sait pas comment gérer ce qui lui arrive. Mais elle essaie, et ses
efforts se concrétisent dans cette idée de dormir, avec l’espoir que,
d’une manière ou d’une autre, le travail sera fait par son inconscient
dans son sommeil.
ELLE. L’écriture a-t-elle pour vous cette fonction réparatrice?
O.M. J’aimerais le croire, mais, malheureusement, je ne pense pas
que ça marche. Écrire n’est pas assez profond. Je ne pense pas que
le deuil puisse se gérer créativement. J’ai perdu mon frère il y a un an
et demi, et il n’y a pas de gestion intellectuelle de ce sentiment. C’est
vraiment la vérité de la terre.
ELLE. Vous avez connu le succès dès la parution de votre premier
roman. Comprenez-vous pourquoi c’est tombé sur vous?
O.M. Je crois que c’est un mélange de chance et d’ef for t. Pour réussir,
il ne suffit pas d’écrire un bon livre. Il faut savoir à qui le faire lire,
quand le publier, quels conseils écouter... Il faut savoir vivre cette vie
d’écrivain pour durer dans ce métier. Et puis je sais que j’ai un avan-
tage politique en ce moment : je suis une femme, et j’ai un nom
étrange, qui ne sonne pas anglo-saxon. Mon identité culturelle
coche des cases. Je n’en ressens aucune culpabilité.
« MON ANNÉE DE REPOS ET DE DÉTENTE », d’Ottessa Moshfegh,
traduit de l’anglais par Clément Baude (Fayard, 301 p.).

Son premier roman, « Eileen », paru en France en 2016,
laissait présager l’émergence d’une nouvelle voix passionnante de
la littérature contemporaine. Mais avec « Mon année de repos et de
détente », l’Américaine Ottessa Moshfegh accomplit un tour de force
qui vous recrache, au bout de 30 0 pages, groggy, admiratif, abat tu
par une vision du monde terriblement sombre, mais galvanisé par la
découverte d’un talent hors norme. Récemment orpheline, séparée
de son amant abusif, at tachée malgré elle à une meilleure amie enva-
hissante, la narratrice s’engage dans un projet fou : dormir pendant
un an, pour oublier et renaî tre guérie de l’invalidante mélancolie qui
la dévore. Anticonsumériste, nihiliste, féroce et drôle, ce roman est
ce que notre époque obsédée d’apparence et de développement
personnel peut produire de meilleur. Rencontre avec une écrivaine
de 38 ans redoutablement af fûtée.

ELLE. Quand avez-vous su que vous vouliez faire de l’écriture
votre métier?
OTTESSA MOSHFEGH. J’ai toujours lu énormément, tout ce qui me
tombait sous la main dans la bibliothèque familiale. Adolescente, j ’ai
découvert James Baldwin, Anaïs Nin, Kurt Vonnegut, Rilke, Günter
Grass... À 13 ans, j’ai su que j’étais écrivaine.
ELLE. Vous en parlez comme d’une façon d’être au monde plus
que comme un métier...
O.M. Oui, c’est comme découvrir sa sexualité. J’ai compris que je
serais très malheureuse si je faisais quoi que ce soit d’autre, et parce
que j’ai su cela très tôt, je me suis appliquée à m’améliorer dans un
domaine précis : la langue anglaise.
ELLE. Vos deux parents sont musiciens, et vous avez étudié la
musique classique. De quelle manière cet
apprentissage a-t-il influencé votre écriture?
O.M. J’ai eu une prof de piano quand j’étais
plus jeune, à Boston, dont l’enseignement
consistait à étudier un morceau en le
déconstruisant phrase à phrase. Cette
méthode est fascinante, car dans la répéti-
tion on se met à ressentir dans chaque
mouvement son intonation, sa respiration,
mélodiquement, psychologiquement,
émotionnellement. Je crois que ça n’est pas
étranger à la manière dont j’écris.
ELLE. Votre narratrice, qui traite son corps
avec énormément de détachement et de

Ottessa Moshfegh
Free download pdf