Elle N°3844 Du 23 Août 2019

(nextflipdebug5) #1

MARGAUX GAYET


ELLE.FR 59


L


e 5 juin dernier, Nathalie regarde avec ses
filles, Violette, 13 ans, et Emma, 12 ans, l’émis-
sion « Quotidien » de Yann Barthès. Au pro-
gramme, un best of de la journée de Kylie Jenner posté sur
les réseaux sociaux, et notamment le choix de la tenue de
sa petite fille devant une foultitude de T-shirts – « plus importante que
ses jours passés sur terre », précise le commentateur. « Mes filles
étaient littéralement aspirées par l’écran, raconte Nathalie, quand,
de mon côté, je ressentais comme un vide abyssal. Et j’étais d’autant
plus énervée que ma fille cadette avait commandé, pour son anni-
versaire, un gloss, un blush et un vernis Kylie Jenner. Le tout trois fois
plus cher qu’ailleurs! » L’anecdote résume à elle seule comment les
enfants, de plus en plus baignés dans une société de consommation,
sont devenus la proie facile des marques et des influenceuses. Et cela
commence tôt, de plus en plus même. Pour preuve, la chaîne YouTube
Swan the Voice où Swan, 7 ans, et son frère Néo, 14 ans, exposent,
depuis 2015, leur vie de rêve, journée à Disneyland et déballage de
cadeaux à foison devant plus de 4 millions d’abonnés prépubères.
« Avec l’arrivée d’Internet et, dans son
sillage, YouTube et les réseaux
sociaux, le marketing pour enfants a
fait des pas de géant, jouant de plus
en plus sur la corde de l’émotion »,
commente Valérie Halfon, conseil-
lère en gestion de budget et auteure
du livre au titre on ne peut plus par-
lant, « Tout le monde en a un, sauf
moi! » (éd. Albin Michel). Résultat,
l’appétit à la consommation naît de
plus en plus tôt, laissant au passage
les parents dépassés par ce phéno-
mène. Le sociologue Rémy Oudghiri, spécialiste des tendances émer-
gentes de la consommation et directeur général de Sociovision, l’ex-
plique ainsi : « À travers Internet, les enfants sont soumis à des influences
nouvelles qui échappent aux parents, et cela rend difficile pour ces
derniers d’avoir du pouvoir sur leur progéniture. » « Avec les réseaux
sociaux, renchérit Joël Brée, professeur à l’IAE de Caen et à l’Essca et
coordinateur de l’ouvrage “Kids Marketing” (éd. EMS), les enfants sont
tout le temps en train de se comparer, cela décuple leur envie d’être
pareils et rend la résistance à la consommation encore plus difficile.
D’ailleurs, dans la cour d’école, exhiber tel type de billes est aujourd’hui
plus important que de gagner! » Avec, à la clé pour assouvir ses
envies, un argument récurrent : tout le monde en a un, sauf moi! « Si j’ai
intitulé mon livre ainsi, explique Valérie Halfon, c’est parce que c’est
souvent la phrase qui va faire basculer les parents qui n’ont pas envie
que leur enfant soit différent ou marginalisé. » Et l’auteure de prodiguer
un conseil très simple face à la sempiternelle rengaine : « Demandez- lui
de compter dans sa classe combien de ses camarades ont l’objet de
sa convoitise. La plupar t du temps, ils ne sont pas plus que six ou sept! »
Mais, sur tout, recommande - t - elle, il faut changer nos réflexes face aux
demandes de baskets hors de prix ou de la Nintendo Switch. « On
brandit toujours le “c’est trop cher ” comme une arme infaillible, mais
on a tor t, car c’est une formidable occasion de se poser des questions
essentielles – Ai-je envie que mon enfant possède cela? Est-ce bon
pour lui? –, mais aussi de discuter avec lui de sujets importants, le
besoin et l’envie, le souhait de ressembler aux autres, l’écologie, la
place que l’on accorde à l’argent dans la famille... »

Et ce, plus par ticulièrement, à la préadolescence et à l’adolescence
où le budget vêtements, l’attrait pour les marques et le Smartphone
dernier cri deviennent des priorités. « À cet âge-là, on consomme
pour se donner confiance, on achète un st yle de vie, des imaginaires,
et ce phénomène n’est pas nouveau, commente Rémy Oudghiri. En
revanche, ce qui a changé, c’est que, à travers les réseaux sociaux,
ils trouvent une manière de mettre en scène cela, ce qui décuple leurs
envies. » Et le pédopsychiatre Stéphane Clerget, coauteur d’« Ados :
le décodeur » (éd. Leduc.s Pratique) d’ajouter que « l’adolescence
est le moment où l’on quitte le monde de l’enfance, où l’on perd ses
repères et où l’on se sent totalement déstabilisé. Or l’achat des
marques peut donner dans l’instant le sentiment d’avoir les moyens,
une certaine forme de puissance. Ils ne savent pas qui ils sont ni qui
ils vont être. Ils sont donc ce qu’ils ont, et s’ils n’ont rien, ils peuvent
avoir le sentiment de n’être rien. Ces adolescents ont avant tout
besoin d’être rassurés, qu’on leur fasse prendre conscience de leur
richesse intérieure et qu’on les aide à se créer d’autres besoins plus
valorisants, à travers la culture, le sport. Ces domaines développent
leur curiosité et les aident à s’affirmer
d’une autre manière face à la pres-
sion extérieure. » « Sans oublier,
ajoute Valérie Halfon, qu’on ne peut
pas élever ses enfants sans s’élever
soi-même. » Traduisez, tout com-
mence par notre propre attitude. Si
vous êtes vous-même un consumé-
riste acharné, accro au dernier
iPhone, il y a peu de chances que
cela ne déteigne pas un peu sur vos
enfants. « Pour être entendu, il est
important que les parents soient
cohérents, ajoute Joël Brée, qu’ils fixent des règles claires qui ne
soient pas en contradiction avec leur attitude. Pour preuve, Victoire,
qui n’a cédé aux sirènes du Smartphone pour ses filles que tardive-
ment. « J’étais persuadée que ce n’était pas une bonne chose pour
elles et n’étant moi-même ni accro à l’objet ni aux réseaux sociaux,
j’ai dit à mes filles qu’elles en auraient un pour leur entrée en 3e. En
attendant, elles avaient un simple téléphone. C’était acté depuis le
début et elles ont dû le réclamer une ou deux fois, sans acharnement. »
Sa fille Ariane raconte comment elle a vécu cette différence : « Je ne
pouvais pas prendre des photos, et j’étais limitée avec les réseaux
sociaux mais, pendant ce temps, je lisais, je dessinais. Èvidemment,
à la fin, j’en avais un peu marre des blagues : “Il est sympa, ton iPhone
10”. » Comme si ce n’était pas si compliqué d’être un peu différent.
De manière générale, tout est histoire de juste milieu, expliquent en
chœur ces spécialistes. Laisser son enfant être un peu suiveur pour
éviter qu’il se sente stigmatisé, mais savoir aussi poser des limites. « Dire
non, c’est aussi l’apprentissage de la frustration, explique Stéphane
Clerget, et c’est nécessaire. Si on est tout le temps comblé, quel intérêt
de grandir? Pour maintenir un élan vital, il faut créer un manque, un
désir qui d’ailleurs pourra nourrir d’autres motivations, comme celle de
bien travailler pour être autonome! » L’idée n’étant pas bien sûr de
frustrer pour frustrer, mais d’accompagner aussi en proposant, pour-
quoi pas, au lieu d’aller acheter un énième T- shir t, de cuisiner un gâteau
ensemble. « Pas besoin de leur offrir la lune pour voir des étoiles dans
leurs yeux », assure Valérie Halfon. Surtout quand on sait que savoir
attendre est l’apprentissage de la vie.

AVEC L’ARRIVÉE D’INTERNET,
LE MARKETING POUR ENFANTS
A FAIT DES PAS DE GÉANT.

VALÉRIE HALFON, CONSEILLÈRE^
EN GESTION DE BUDGET.
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