Causette N°103 – Septembre 2019

(National Geographic (Little) Kids) #1

SOCIETE’’


n’a plus de temps à perdre avec l’inaction et la tristesse.
La forme esthétique du malheur et de la mélancolie du
XIXe siècle a disparu, comme les temps sociaux de deuil.
On n’a plus les mêmes formes d’attention et de respect
pour la souffrance de l’autre. Pourtant, ce qui se joue dans
un « deuil » amoureux est terrible : en ayant été quitté, j’ai
perdu une partie de moi-même. J’ai cette sensation que je
n’ai plus de valeur, je me sens amputé comme Montaigne
le disait après la mort de La Boétie.

« On s’est aimé comme on se
quitte. Tout simplement sans
penser à demain. À demain qui
vient toujours un peu trop vite.
Aux adieux qui quelquefois
se passent un peu trop bien »
( Joe Dassin)
Quels sont les risques pour le
sujet de ne pas suffisamment
écouter sa peine ?
C. M. : Écouter cette tristesse,
c’est la redoubler. On peut donc
être tenté de ne pas s’y plonger, et ce d’autant plus qu’on
est poussé à la consommation : on ne nous dit plus sim-
plement « passe à autre chose », on nous dit « inscris-toi
sur Tinder ». Ce marché des possibles à l’infini exalte le
fameux adage « Une de perdue, dix de retrouvées ». Mais
c’est complètement illusoire, car le risque est de multi-
plier les rencontres décevantes, et donc de démultiplier
les mini ruptures...

« Eh ! Manu, vivre libre, c’est souvent vivre seul, ça fait
peut-être mal au bide, mais c’est bon pour la gueule »
(Renaud)
Les ruptures seraient-elles plus faciles sans l’écrasante
norme sociale du couple ?
C. M. : La souffrance qu’on ressent lors d’une rupture
amoureuse est au croisement de l’amour, de l’ego et de
la norme sociale, car la société est présente de manière
latente au sein du couple. La représentation du couple
idéal est violente, car elle crée une norme quasi inacces-
sible : deux membres du couple, beaux, en bonne santé,
épanouis dans leur travail... Concilier ces deux libertés
dans la durée est très compliqué. Il y a des couples qui
semblent bien parce qu’ils sont figés dans leur relation,
mais on peut se poser la question de ce qui est encore
vivant entre eux.
Culturellement, on n’est peut-être pas très bien pré-
parés à vivre seuls, surtout les femmes, qui suscitent la
suspicion lorsqu’elles le sont. Pourtant, le psychanalyste

Winnicott montre que la capacité à être seul est un élément
de force et de stabilité. Et ce avant d’avoir l’ambition un
peu narcissique de s’aimer soi-même. S’aimer va de pair
avec la logique consumériste contemporaine : se faire plai-
sir, s’accorder du temps pour soi, toutes ces injonctions
marketing de type « treat you well » qui se traduisent par
« fais-toi un massage », « paie-toi de beaux vêtements
parce que tu le vaux bien ». La thérapie post-rupture par
la consommation n’est qu’un pis-aller pour ne pas se poser
les vraies questions. Qu’est-ce que
je fais de cette douleur ? En quelle
énergie puis-je la transformer ?

« Avec le temps va tout s’en va,
on oublie les passions et on
oublie les voix » (Léo Ferré)
Le temps, clé de la disparition
de nos chagrins ?
C. M. : Cette chanson recèle
quelque chose de la sagesse popu-
laire qui est vrai : le temps nous
aide à diminuer l’intensité de la
souffrance ou à la rendre supportable. On s’habitue à la
perte, avec un petit bémol : toutes les ruptures ne sont
pas forcément surmontables, il y a des gens qui meurent
d’amour, d’autres qui ne se remettent jamais d’un deuil ou
d’un divorce. Le temps faisant généralement son œuvre,
il est dommage qu’il ne nous soit plus accordé pour nous
remettre d’une rupture dans une ère d’accélération tous
azimuts. À mettre sous le tapis sans avoir suffisamment
traité, on risque de retomber dans le schéma qui nous a
rendus malheureux plus tôt.

« Le 22 septembre, aujourd’hui, je m’en fous. Et c’est triste
de n’être plus triste sans vous » (Georges Brassens)
Vous démontrez que nos relations amoureuses
façonnent une grande part de notre identité.
Se complaire dans la mélancolie vis-à-vis d’un amour
passé n’est-il pas une façon de faire perdurer
cette idée de soi brisée ?
C. M. : C’est une très belle citation parce que, effective-
ment, il y a un moment où le pire est de se rendre compte
que les choses auxquelles nous accordions tellement d’im-
portance n’en ont plus. Le moment où cet amour passé
devient étranger ou incompréhensible, c’est le signe qu’on
est passé au-delà, mais aussi qu’on a soi-même beaucoup
changé et que cette épreuve nous a transformés. Quand
j’oublie une date, de rupture ou de décès, il y a quelque
chose de la perte qui est avéré ou dépassé. U
* Rupture(s), de Claire Marin. Éditions de l’Observatoire, 160 pages.

“À mettre sous le tapis sans
avoir suffisamment traité,
on risque de retomber dans
le schéma qui nous a rendus
malheureux plus tôt”
Claire Marin
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