Causette N°103 – Septembre 2019

(National Geographic (Little) Kids) #1
« J’étais avec Cécile à l’arrière du camion des pom-
piers. Je voyais bien qu’il y avait un truc qui clochait.
Cécile criait tout ce qu’elle pouvait, j’étais impuissant.
Quand la tête du bébé tout bleu est sortie, l’urgen-
tiste m’a regardé tristement. C’est cette image que
je n’oublierai jamais. Quand les sages-femmes nous
ont proposé de faire une photo à l’hôpital, j’ai refusé,
Cécile a insisté. Durant des années, je n’ai pas pu regar-
der cette photo. Un jour, elle l’a affichée au-dessus
de notre bureau, cette image de bébé qui semblait
dormir me donnait la nausée. On s’est engueulés,
je lui reprochais de cultiver des pensées morbides.
En réalité, je m’en suis rendu compte plus tard, grâce
à notre psy de couple, je me reprochais surtout de ne
pas éprouver énormément de tristesse pour ce bébé
que je n’ai pas connu. On ne s’attache pas tout de suite
et, de fait, je n’en ai pas eu le temps. Contrairement
à Cécile, j’ai eu beaucoup de mal à l’appeler par son
prénom. Quand j’ai rempli la déclaration de décès,
écrire Simon suivi de mon nom de famille m’a semblé
totalement surréaliste.
Cette famille à trois
avec lui n’a jamais
existé et je culpabili-
sais de penser comme
ça. J’avais honte d’en
parler, je déprimais.
Quand mes amis me
répétaient que c’était
normal, qu’il fallait que je prenne le temps de faire
mon deuil, j’avais l’impression d’être un imposteur.
Au fond de moi, j’étais immensément triste.
Un jour, Cécile m’a dit : “Et si on refaisait un bébé ?”
Je n’en avais aucune envie. Pour moi, ce serait forcé-
ment un enfant de remplacement. Puis j’avais peur
pour elle, elle dit qu’elle est forte, mais elle est bien
plus fragile qu’elle ne le montre. Le temps du deuil
n’est pas qu’une expression, il m’a fallu du temps
pour m’avouer que j’avais envie d’être papa pour de
vrai, cette fois-ci. On a refait l’amour comme avant,
sans pilule, et j’ai retrouvé le plaisir sexuel que j’avais
perdu. Quand on a su que c’était une fille, j’étais
soulagé, je ne sais pas pourquoi, je flippais à l’idée
d’avoir un autre fils. Aujourd’hui, je suis le plus heu-
reux des pères, j’ai même pris un congé parental, je
travaille à mi-temps en tant que mécanicien pour
profiter de Victoire. Il m’arrive de penser à Simon, mais
contrairement à Cécile, je n’en parle pas à notre fille,
je préfère qu’elle grandisse du côté des vivants. » U
Si vous aussi, vous souhaitez nous raconter votre histoire de couple,
écrivez à [email protected]

« Je n’oublierai jamais ce 15 juin 2009. J’étais enceinte
de six mois, j’avais des contractions terribles, j’ai failli
m’évanouir. Arnaud a appelé les urgences et je me
suis retrouvée dans le camion des pompiers sur le
périph bouché. Ils m’ont dit de pousser, je n’y arri-
vais pas, ça a duré des heures. J’ai accouché dans le
camion, sans péridurale. Le bébé n’a poussé aucun
cri. Il était déjà mort dans mon ventre depuis la veille.
Quelques jours plus tard, on était au Père-Lachaise, la
famille et les amis autour de son minuscule cercueil.
C’était notre premier bébé, il s’appelait Simon. Il est né,
même mort, il a existé officiellement. Arnaud a rempli
tous les papiers de l’État civil. Simon aurait 10 ans.
Chaque 15 juin, j’ai une boule au ventre. Je me sou-
viens quand le médecin me l’a posé sur la poitrine. Il
était beau. On a eu le droit de faire une photo, Arnaud
trouvait ça macabre, pas moi. Notre couple a failli ne
pas lui survivre. Arnaud est d’un tempérament ren-
fermé et angoissé, tout l’inverse de moi. J’ai aussitôt
débarrassé sa petite chambre pour en faire un bureau,
j’ai donné ses layettes au Secours populaire, j’ai tra-
vaillé mes abdos et
j’ai beaucoup parlé
à mes amis surtout.
J’avais besoin d’éva-
cuer, de retrouver
mon corps d’avant.
Six mois après, j’ai
demandé à Arnaud
qu’on refasse un enfant. Il a refusé, c’était trop tôt pour
lui. Faire l’amour est devenu un sujet tabou. Arnaud ne
voulait plus me toucher. Je lui ai promis de patienter
et de prendre la pilule. Le temps a passé. Nous avons
suivi une thérapie de couple et décidé de partir vivre
à la campagne dans les environs de Chartres. J’ai
quitté mon boulot dans une librairie, fait un bilan de
compétences, une formation et je suis devenue prati-
cienne en psychopédagogie positive pour enfants et
adultes. Je suis tombée enceinte, Arnaud était enfin
prêt. J’ai très mal vécu cette grossesse, je flippais à
chaque fois que j’avais une contraction et que je
passais une échographie. J’avais peur que le bébé
soit déjà mort dans mon ventre. Finalement, notre
fille Victoire est née il y a cinq ans. C’est moi qui ai
choisi le prénom. Je lui ai parlé de son frère, je lui ai
montré sa photo, mais je fais attention à ne pas trop
la perturber avec cette image de frère fantôme. J’ai
scanné la photo de Simon pour qu’elle ne s’efface pas
avec le temps. C’est tout ce qu’il me reste de lui. » U
* Les prénoms ont été modifiés.

Arnaud
39 ans

Cécile
38 ans

“Arnaud ne voulait


plus me toucher.


Je lui ai promis


de patienter”


“Je me reprochais
de ne pas éprouver
énormément
de tristesse”
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