Causette N°103 – Septembre 2019

(National Geographic (Little) Kids) #1
choses

lesde


lavie


© K. KHACHATUROV (SÉRIE

PASTEL STRUGGLE)

Après un été passé à chercher Tonton
Marcel qui n’en finit pas de se perdre,
dans sa tête, sa maison, son quartier,
et à consoler Tata Josiane épuisée, la
décision est prise : Tonton va faire sa
rentrée. À la maison de retraite.
Quand j’arrive dans leur pavillon
de banlieue pour les conduire à une
« pré » visite, Josiane a le nez rouge et
les lunettes fumées et Marcel, en cos-
tume de gala, le cheveu rare et gominé,
répète inlassablement que c’est son
père qui va l’accompagner à l’école.
Nous montons dans ma Titine, Tonton
à la place du mort, et Tata, à l’arrière,
râle, raconte qu’il lui en aura fait baver
pendant plus de soixante ans le grigou,
que pour sauter sur tout ce qui por-
tait nichons il était champion, mais
maintenant qu’il s’agissait de jouer au
Scrabble avec bobonne, v’la qu’il avait
le cerveau en bouillie !

Marcel, le regard fixé sur le pare-brise,
chantonne en chevrotant « Maréchal,
nous voilà », réminiscence de ses années
d’école primaire.
Je mets la radio.
À la maison de retraite nous sommes
accueilli·es par trois dames tout sourire,
la directrice, la responsable de l’ani-
mation et la psychologue. Elles nous
vantent comment Marcel sera dorloté,
nourri, couché, lavé pour la modique
somme de sa retraite, plus la moitié de
celle de Tata, et parient que très vite,
Tata, jalouse de tant de commodités,
viendra elle aussi partager les couches
de son mari. Josiane rétorque que pour
l’instant elle compte bien profiter de
sa vie de célibataire.
Elles nous guident à l’étage de l’unité
spécialisée dans les troubles mémoriels
de la vieillesse, où nous attendent,
dans la salle de détente, une vingtaine

de dames endimanchées, aux cheveux
blancs, gris, violets, un seul monsieur
et trois aides-soignantes qui essaient
tant bien que mal de maintenir ce vieux
monde autour d’un goûter.
Une mamie se lève et demande à
quelle heure on arrête de travailler, une
autre, le dentier en goguette, émiette
consciencieusement sa madeleine dans
son café en fixant Tonton. Sa voisine,
le sourcil dessiné et la lèvre carmin, me
confie tout fort : « Toutes ces vieilles sont
vraiment vilaines, vous ne trouvez pas ? »
Le petit vieux roupille.
Avec Tata, nous posons des milliers de
questions. La directrice nous explique
le fonctionnement. Tonton sera à l’abri,
il aura sa chambre, des activités tous
les jours, l’étage est sécurisé, les ascen-
seurs verrouillés et...
Tonton a disparu. Le personnel s’agite
en scandant : « Il ne peut pas être bien
loin. »
C’est Tata qui le retrouve. Dans la
chambre de la petite vieille aux made-
leines émiettées, assis au bord du lit
médicalisé. Il chante « Dans la troupe,
y a pas d’jambe de bois » devant sa nou-
velle conquête, qui l’applaudit.
Nous sommes donc reparti·es plus
vite que prévu, Marcel à l’arrière, des
miettes de madeleines plein le costume,
qui chantonne « elle avait de tout petits
tétons, Valentine » et Tata très énervée,
à l’avant, m’expliquant que jamais son
Marcel n’irait dans ce lupanar avec ces
aguicheuses. Tant qu’à y laisser leurs
retraites, elle allait prendre UN aide-
soignant, UN infirmier, UN homme de
ménage, UN serrurier pour les verrous.
Et un stock de madeleines. U

Marcel

et les madeleines
Par CATHY YERLE
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