Causette N°103 – Septembre 2019

(National Geographic (Little) Kids) #1

LIVRES


qui leur permettait de dire non, sans la moindre justification. »
Nulle apologie ici : en Allemagne, la prostitution est légale,
et qui raconte les putes se doit de raconter des travailleuses.
Entre récit et roman, c’est un ouvrage subversif qui traite
de corps sexualisé, mais social. « La prostitution doit être un
féminisme, avance l’autrice, car c’est refuser l’infantilisation
grotesque des femmes et reconstruire entièrement les notions
de morale, de désir, d’acceptable et de non acceptable ; et plus
important encore, se réapproprier le corps féminin qui appartient
depuis trop longtemps aux hommes et à l’usage qu’ils en font. »


Corps social, corps global
Troisième roman aussi pour Vincent Message, d’une part,
et Samira El Ayachi, d’autre part, dont les livres sont des
plus ambitieux sur le fond comme dans la forme. Dans
Cora dans la spirale, Message fait mine de raconter « une


toute petite histoire parmi les histoires du monde » : celle de
Cora Salme, qui reprend son travail dans une compagnie
d’assurances après un congé maternité. Mais la boîte vient
d’être rachetée : restructurations, acquisitions, optimi-
sations, spéculations sont les mots et la réalité qui vont
broyer les employé·es, en ces années 2010. Cora s’en verra
coller un autre : harcèlement. Par un dispositif rusé (à
vous de découvrir !), Message déploie un grand roman
sur la condition féminine au travail et sur les mutations
du libéralisme. « J’ai vite compris qu’il serait plus intéressant
d’adopter le point de vue d’une femme, remarque-t-il, parce
que les jeux de masques auxquels contraint la vie en entreprise
et les injonctions contradictoires devant lesquelles elle nous place
sont beaucoup plus aigus quand on subit dans le même temps
d’autres formes de domination. »
Les femmes sont occupées, de Samira El Ayachi, resserre la
focale sur une mère fraîchement célibataire. D’un côté, le
roman raconte toutes ces nouvelles vies : maman, chercheuse
d’emploi, étudiante en fin de parcours, femme en lutte.
De l’autre, rejetant l’apitoiement au profit d’un lyrisme et
d’un humour épatants, c’est un récit de formation sociale.
« La condition de celle qu’on appelle la “mère célibataire” n’est
en réalité qu’un miroir grossissant de la condition des femmes
contemporaines en France, renchérit Samira El Ayachi. La réalité
de fond, c’est une lutte de classe sociale qui ne dit pas son nom.
Le déclic pour écrire ce roman a été la prise de conscience qu’il
y a un silence structurel sur ce sujet. Ces femmes (des millions)
n’ont pas le temps pour penser à leur condition, pas le temps
pour la révolution : elles sont bien trop occupées à survivre. »

Nouvelle masculinité
Au croisement de cette « lutte des classes qui ne dit pas son
nom », comme l’affirme El Ayachi, l’idée d’une « nouvelle
masculinité » avance. Tel est d’ailleurs le sous-titre d’un
des livres les plus attendus de cette rentrée : Des hommes
justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités, nouvel essai
d’Ivan Jablonka. Il y brosse un panorama historique des idées
et des révolutions féministes, en l’opposant à un monde
dominé par l’homme et par le patriarcat, pour dresser les
plans d’une utopie : « Transformer le masculin pour qu’il
devienne compatible avec les droits des femmes et incompatible
avec les hiérarchies patriarcales. » Une mutation qui passe
aussi par un outil qu’on oublie parfois et qui est essentiel
pour l’écrivain : la langue... « Il est fondamental d’avoir une
réflexion sur la langue et l’écriture, poursuit Jablonka, par
exemple, la féminisation des titres (“magistrate”, “procureure”,
“autrice”, etc.) et la visibilité du féminin (“les historiens et
les historiennes”, “les femmes et les hommes”) jouent un rôle
important. » Deux ans après #MeToo, l’écrivain et historien
reste surpris que « ce mouvement n’ait pas déclenché, chez les
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