Politis N°1558 Du 20 au 26 Juin 2019

(Nancy Kaufman) #1

PHiliPPe bORDA


s


un cavalier mossi
à Ouagadougou,
saisi par philippe
Bordas.

de vélos de course. Au lycée, il marne en laveur
de trains à Montrouge. De quoi s’acheter un
vélo de pro. « Dans ma banlieue, le foot était
roi, pour lequel je n’avais pas de dispositions.
J’ai vu que je suivais les coureurs des clubs
dans les côtes et que je pouvais les battre, une
passion classique, infantile, prenante, qui ne
m’a jamais quitté. »
Le bac en poche, Philippe Bordas s’inscrit au
concours de l’école normale des instituteurs, rat-
trapé sur le quai de gare de Garges-Sarcelles par
sa prof de philo, qui l’envoie aussi sec en prépa
de Normale-Sup à Sceaux. Oups. Khâgne,
hypokhâgne, il ne sait même pas ce que ça veut
dire. « Nous n’étions que de la chair à CAP », et
lui pressenti pour être céramiste et « rabattu vers
l’usine ». Mais il arrive au sud de Paris, « interne
parmi l’élite », avec son Petit Robert qu’il lit mot
à mot, redessinant un répertoire personnel déjà
habité des accents de sa banlieue, d’un verlan
complexe mâtiné d’argot, de parlers étrangers, à
côté d’un français simplifié, marouflant le latin
et bousculant la langue. C’est que dans la cité
« on ne survit que dans la force physique ou la
puissance verbale ».
Définitivement pas sur ses terres, l’étudiant
lâche le concours pour se « prolétariser »,
reprend le vélo. Faute de devenir cycliste, il
se guérit de sa folie en pigiste à L’Équipe, en
1984, « pour venger Hinault des moqueries et
des sarcasmes de Fignon, un duel générationnel
stupide dans lequel je me suis stupidement jeté.
Mais j’ai appris beaucoup, voyagé partout, une
féerie géographique et humaine qui précédait la
découverte de l’Afrique ». Embauché en 1986,
refusant le service militaire, il part au Kenya
en coopération. Hasard d’affectation pour
un baroudeur qui répond à la demande d’une
école en quête de professeurs de journalisme. Là
commence la photo. Après deux ans, il retourne

au journal, démissionne l’année suivante, en
1989 : Bernard Hinault maintenant « parti à la
retraite », il n’a plus envie de perdurer. Direction
l’Afrique. Retours successifs sur le continent
noir qui aboutiront à la sortie d’un album
photo graphique ahurissant en 2004, L’Afrique
à poings nus (récompensé par le prix Nadar),
mêlant textes et images. Non sans mal dans
la publication. Parce qu’au sortir de Mathare
Valley, Bordas se voit en Koudelka fixant les
gitans et rêve d’un ouvrage. Les éditeurs lui
répondent qu’il n’est pas photographe. Pas de
statut, pas de livre. Il lui faudra passer par la
photo de chocolats ou de pieds nickelés de la
chanson pour prétendre à.
À son retour d’Afrique, dès les années 2000,
Philippe Bordas repique au vélo, happé par les
altitudes et abonné aux routes de la vallée de
Chevreuse. Taillé comme un épais cure-dents, il
affronte les côtes de Milon-la-Chapelle. Un vœu
avant d’entrer en littérature : demeurer sec. Vélo
noir, maillot noir, gants et cheveux itou. Ça lui
vaut le surnom de pacotille de « Baron noir »


  • toujours conservé. Avant de s’appuyer sur un
    trépied : Ponge pour sa concrétude et sa lucidité
    antique ; Céline, paroxystique prosateur dont
    il découvre la trilogie finale avant les premiers
    romans, face au Kilimandjaro (il y a pire décor
    pour « lire sa puissance foudroyante ») ; et
    Saint-Simon pour ses vertus jubilatoires de la
    langue. « Trois déviants syntaxiques. »
    Bordas s’est voulu cycliste, il sera aussi
    styliste. Quoique fébrile (c’est jamais qu’un
    mouflet de banlieue passé par l’Afrique en
    images) quand il entreprend Forcenés, une
    gloire aux aristos du populo autour du vélo.
    Philippe Bordas pénètre dans la littérature
    comme un sprinter gicle sur la ligne. Un
    comble pour un pur grimpeur. Le manuscrit
    charme Flammarion, Gallimard, Le Seuil.


Le gosse de Sarcelles choisit Fayard, parce que
Claude Durand, éditeur en tête, lit et annote son
texte en vieil instituteur. Qui sait que ce poulain
est d’une trempe autre que tout paltoquet.
Forcenés se veut un tableau des forçats de
la route, une symphonie où le cyclisme est un
prétexte, fourrant la grande histoire dans la
petite, relatant ces « déclassés absorbés vers la
preuve au mérite ». De Charly Gaul, « castrat
nerveux sustenté aux amphètes », à Anque-
til, qui « s’invente un palmarès pour l’établir
ensuite », Bordas peint un tableau de cadors
et seigneurs, de gougnafiers et crève-la-faim,
hissés en Olympie. Les textes suivants seront
du même tonneau. Qu’il s’agisse de L’Inven-
tion de l’écriture, consacré à Bruly Bouabré, de
Chant furieux, autour de la figure de Zidane,
dont l’auteur a été le photographe attitré et
privilégié, sans rien comprendre au foot, mais
somptueux portrait de la racaille en verbe
parfaitement racée, ou de Cœur-Volant, ode
poétique à l’amour.
De la photographie au récit, il existe une
constante chez Philippe Bordas : un regard
intransigeant, lyrique et antilyrique, à côté d’un
phrasé né à Sarcelles, conservant la repartie
facile, l’œil amusé, menuisant la langue et, en
même temps, dans l’évitement des hâbleurs
et phraseurs, des mondanités, savourant
résolument la cellule monastique, jalousant
Fra Angelico – ce qui ne lui interdit pas un
bon coup de fourchette. Et toujours en selle,
quinze mille kilomètres par an. « Je ne suis en
paix que sur un vélo, en flottaison ; c’est en
partant m’entraîner, dans la première heure,
avant la course, que souvent je vois s’organiser
la suite du livre en cours. Une sorte de bureau
ambulant, d’estafette rêveuse. » Qui sait aussi,
enfourchant le cadre, s’il ne songe pas encore
aux cavaliers mossis? a

Les Cavaliers
mossis, galerie
In camera,
21, rue las cases,
paris vIIe, jusqu’au
31 juillet et du 3
au 28 septembre.
Politis 1558

20/06/
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