Politis N°1558 Du 20 au 26 Juin 2019

(Nancy Kaufman) #1

C


e matin-là, la radio gré-
sillante du narrateur
crache de nouvelles
révélations : « Le Pre-
mier ministre [canadien] a placé
600 000 dollars dans un compte
de l’île de Jersey, considérée
comme un paradis fiscal, alors
qu’il travaillait comme neuro-
chirurgien en Arabie saoudite.
Cette manœuvre, tout à fait
légale, lui a permis de ne payer
aucun impôt. »
Et le journaliste de la station
d’interpeller Alain Deneault,
philo sophe, spécialiste de ces ques-
tions : « Le problème, c’est qu’on
puisse recourir à un paradis fiscal
comme celui-là, sur un mode légal.

la complicité des


mangeurs de yaourts


BandE dEssInÉE


Dans Comment les paradis fiscaux ont ruiné


mon petit-déjeuner, François Samson-Dunlop


livre un regard cinglant et pédagogue


sur l’évasion fiscale.


z Jean-
claude
Renard

Mais il est difficile de s’attendre à
ce qu’un chef d’État qui bénéfi-
cie d’un paradis fiscal lutte contre
l’évasion fiscale. » En France, voilà
qui rappelle quelques souvenirs
(au moins pour un ministre).
La messe est dite alors? Ou pas,
ou presque.
Le lendemain, le narrateur, qui
aime se mettre en scène – avec sa
compagne, amusée et sceptique –
depuis son petit-déjeuner café-
toasts à son ordinateur, apprend
que Cristiano Ronaldo a dissimulé
150 millions d’euros en Suisse et
aux îles Vierges britanniques. Une
prouesse financière de plus. Alain
Deneault poursuit sa réflexion :
« Les manques à gagner pour le

Trésor public occasionnés par
le recours aux paradis fiscaux
expliquent en grande partie les
plans d’austérité. Le public en subit
les conséquences de plein fouet. »
Suffit! Et le narrateur, las de ces
scandales, de refuser de « mettre
[son] pied dans leur beurre! »,
prêt à cesser toute collaboration
avec les entreprises complices de
l’évasion fiscale. Du David contre
Goliath contemporain.
Au quotidien, même en
sucrant Apple, Google et Face-
book, c’est pas gagné! Un nou-
veau couteau artisanal? Impos-
sible, car livré par Fedex. Se loger
en voyage avec Airbnb? Ses tran-
sactions financières transitent par
l’Irlande. Un cinéma? Le film
s’avère produit par Amazon.
Boire une bière? La plupart
sont issues de grandes brasse-
ries internationales qui usent des
mêmes pratiques fiscales. Même
manger un yaourt devient com-
pliqué pour un narrateur à la fois
victime et complice, puisqu’il est
aussi consommateur.
S’appuyant sur les SwissLeaks,
FootballLeaks, LuxLeaks, les
Panama et Paradise Papers, Fran-
çois Samson- Dunlop dresse un
tableau tragicomique du système
qui pourrait sembler loin des pré-
occupations du grand public mais
le touche directement. Un tableau
éclairé éclairant, drôle, cinglant,
désopilé et en colère.
Impossible de s’évader de ceux
qui s’évadent. Telle pourrait être
la règle ou le constat acerbe de
ce roman graphique mené par
l’absurde, d’une planche à l’autre,
suivant les pérégrinations d’un
petit personnage trempé de bonne
volonté, auquel le lecteur peut
s’identifier, dans les arcanes d’un
sujet « souvent décourageant »,
juge l’auteur, Québécois installé
en France.
Mais, à la pesanteur du
sujet, le bédéiste de Pinkerton
et de Poulet Grain-Grain, deux
œuvres déjà engagées derrière
une façade comico-romantique,
également chroniqueur pour la
revue Planches, répond par un
trait de crayon, en noir et blanc,
ciselé, alternant petites scènes
et dessins en pleine page, d’une
grande finesse et d’une efficacité
redoutable. a

comment
les paradis
fiscaux ont
ruiné mon
petit-déjeuner,
François
Samson-
Dunlop,
postface d’alain
Deneault,
écosociété,
216 pages,
21 euros.

intérêt comique aussi, mais
celui-ci doit toujours être équilibré
par une sorte d’angoisse. L’un ne
doit pas triompher de l’autre.

il y a une grande part ludique
dans vos performances, qui ne
réside pas seulement dans le
texte...
Oui. Il faut dire que les choses ont
bougé dans le temps. Au moment
où l’on pose des principes, il y a
toujours une phase de rigidité
théorique. Redoublée par la peur
de ne pas faire comme il faut, de
ne pas mettre convenablement
en œuvre lesdits principes, qui
souvent vont à l’encontre du
mode d’être spontané. Quand
j’ai commencé à lire à deux voix
avec Vanda Benes, cela m’a beau-
coup déchargé de cette tension.
Parce que le travail de répétition
que nous faisons (même s’il est
très sérieux car Vanda est hyper-
professionnelle) n’est pas sans
rigolade.
Pour Ex-fan des seventies, par
exemple, nous avons inventé au
fur et à mesure les changements
de voix, les superpositions...
J’apportais des modifications au
texte de façon à ce qu’on puisse
ralentir puis accélérer le débit sur
une longue période pour donner
l’impression qu’on va se casser
la figure... et puis non! Un peu
à la manière de Buster Keaton.
J’ai été très marqué par le cinéma
burlesque américain, Keaton en
particulier.

marche pour les sans-papiers
est un texte qui se distingue des
autres...
Je ne l’ai utilisé qu’une seule
fois. J’avais été invité à lire à la
Sorbonne, dans une des innom-
brables commémorations de
Mai 68, avec une dizaine de
poètes. Je voyais à l’avance ce
que cela allait donner dans le
genre nostalgique et rantanplan
engagé... J’ai voulu faire quelque
chose de volontairement frontal
et plat, avec un rythme cadencé.
Une marche, quoi...
C’est Valère Novarina [poète,
dramaturge et ami de Christian
Prigent, NDLR] qui me disait :
« Il faudrait quand même que tu
fasses un peu de poésie utile! » Ce
qui n’avait d’ailleurs rien à voir
avec cela : il m’avait commandé
un petit texte demandant l’extinc-
tion des portables avant les repré-
sentations de L’Origine rouge. Je
m’étais exécuté et avais fait un
quatrain de « poésie utile »... a

poésie sur place, christian prigent,
les presses du réel, coll. « al Dante  »,
112 pages + 1 cD, 15 euros. éDitiOns écOsOciété / sylv

Ain ne

AUlt

p. 27 ›››

Politis 1558


20/06/2019


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