Politis N°1558 Du 20 au 26 Juin 2019

(Nancy Kaufman) #1

I


l n’a pas disparu, il s’est
évaporé. » Prononcés dans
Les Évaporés par une femme
dont le père s’est volatilisé
sans laisser de traces, ces quelques
mots disent beaucoup de la
démarche de la comédienne et
metteuse en scène Delphine Hec-
quet. Ils traduisent son désir de
déplacement. Son envie d’aller à la
source d’un phénomène japonais
qui s’est exporté en France : celui
de l’évaporation, ou disparition
volontaire, qui touche chaque
année plus de 100 000 personnes
au Japon. Et près de 2 500 chez
nous, nous apprend Cédric Orain
dans le synopsis de Disparu, qu’il
créera en juillet au Festival d’Avi-
gnon. Comme lui, qui a imaginé
le monologue d’une mère de
« johatsu », Delphine Hecquet
a pris le parti de la fiction. Ou
plutôt des fictions. Car, dans
Les Évaporés, le refus du monde
tel qu’il est se conjugue au plu-
riel. La scène y est un espace de
possibles multiples.
La pièce s’ouvre sur un cri
muet. Derrière une baie vitrée
qui le sépare du public sans rien
cacher de son abattement, un

dissolution volontaire


ThÉâTrE


Dans Les Évaporés, Delphine Hecquet s’intéresse au phénomène des johatsu, ces personnes,


au Japon, qui organisent leur propre disparition. Un spectacle gracieux, entre onirisme et réalisme.


z Anaïs
Heluin

DAntÈ


s Pige


ARD


homme en costume se livre à des
gestes précis comme ceux d’un
rituel. Lent, presque solennel, il
pose sa sacoche sur un canapé
anthracite. Tandis qu’un surtitre
nous indique que nous sommes
à Tokyo en 2015, il se sert un
verre qu’il ne boira pas. À peine
le liquide passe-t-il d’un contenant
à l’autre, le comédien se jette au
sol en un sanglot d’autant plus
déchirant qu’il est silencieux. Car
au Japon, formule bientôt Marc
Plas dans le rôle d’un journaliste
français en reportage sur la terre
d’origine des évaporés, l’échec
n’est guère toléré. Les larmes
sont bannies.
Pour explorer cette pudeur,
Delphine Hecquet imagine un
récit où le fragment est une ten-
tative d’approche du réel. Un
ensemble de gestes et de quelques
mots tendus vers une meilleure
compréhension du monde. Dans
la limite des pouvoirs du théâtre,
avec lesquels joue finement Les
Évaporés. Si la présence d’un jour-
naliste au cœur du spectacle fait
d’abord craindre une approche
documentaire comme il en existe
de plus en plus au théâtre, elle se

révèle vite avoir une fonction plus
complexe. Dans son errance à
travers un pays dont il connaît
la langue et les codes sans tous
les comprendre tout à fait, le
reporter récolte des histoires. Il
les accueille, les interprète.
Mêlant paroles fictives d’éva-
porés, de parents ou encore de pro-
fessionnels spécialisés dans l’aide à
la disparition, la pièce de Delphine
Hecquet fait se côtoyer ce qui dans
la réalité n’a aucune chance de se
rencontrer. Sur les traces de deux
disparus volontaires – l’homme
au cri muet et une jeune fille de
19 ans –, le journaliste effleure
des problématiques sociales nip-
pones qui ne sont pas sans écho en
France. Le chômage et la solitude
des grandes villes sont un terreau
commun grâce auquel Delphine
Hecquet, quoique moins bien
armée que son personnage de
journaliste (elle ne parle pas du
tout la langue), a pu aller mener
son enquête au Japon. Puis ren-
contrer en France des comédiens
japonais, avec qui elle a travaillé
à partir d’improvisations.
Mise en fiction de cette
expérience de décentrement,

les évaporés,
théâtre de la
tempête, paris,
01 43 28 36 36.
jusqu’au
23 juin.

Les Évaporés est aussi baigné de
surnaturel. De créatures bizarres
au langage bref dont on ne sau-
rait dire dans quel coin de l’uni-
vers elles sont nées, ni si elles
sont de chair et d’os ou plutôt
d’un mélange de croyances et
d’idées.
L’entretien filmé, ultra-réaliste,
avec la fille du premier disparu
laisse place à une lutte entre la
jeune évaporée et sa mère, où
l’hystérie et les arts martiaux ne
font pas toujours bon ménage.
Régulièrement, une sorte de
pythie des trottoirs, avec sa cou-
ronne de fleurs et son autel de bou-
teilles et de lumières, interrompt
une scène pour la faire basculer
dans l’onirisme. Vers un espace-
temps singulier où la douleur qui
provoque l’évaporation et la tris-
tesse qu’elle engendre ne vont pas
sans une forme de beauté.
Mû par une pensée magique,
Les Évaporés ne résout en rien
le mystère dont il traite. Il se
contente de l’exprimer avec une
grâce et une intelligence qui font
oublier certaines maladresses
liées au mélange des langues et
des registres. a
Politis 1558

20/06/2019
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