quand la précarité
devient la norme
Le cumul emploi-chômage peut être bénéfique pour relancer
une carrière, mais aussi constituer un piège quand il enferme
dans un cycle de contrats courts. Témoignages.
JulIEN* 45 ans, enquêteur
«
J’Ai Une lOngUe HistOiRe
De tRAvAil inteRMittent.
Notamment dans des instituts
de sondage, pour lesquels je réalise des
enquêtes par téléphone. c’est quelque chose
que j’ai voulu à un moment : cela me permettait
d’avoir du temps pour travailler sur mes propres
projets (photo, cinéma, etc.). Ensuite, cela m’a
permis de m’occuper de mes enfants. c’est plus
économique que de prendre une nounou, mais
je n’ai plus le temps de poursuivre mes projets
professionnels. aujourd’hui, cette précarité
est davantage subie.
les conditions de travail et les salaires se sont
dégradés dans les instituts de sondage, pen-
dant et après la crise. ils ne recrutent plus que
les personnes les plus précaires, même s’ils
ont un volume à peu près constant de salariés.
ils dépensent beaucoup d’énergie et d’argent
pour recruter et former en permanence des
personnes qui ne restent jamais. Mais ce qui
importe, pour eux, c’est de pouvoir continuer
à traiter les gens comme des esclaves et de
garder un turn-over important.
la défiance est réciproque. pour les sala-
riés, c’est impossible de tenir dans des boîtes
comme celles-là. Même lorsque l’employeur
leur propose un cDi, comme c’est son obligation
après plusieurs cDD, beaucoup refusent. Sans
les primes de précarité et les congés payés
versés sur le salaire, les gens perdent 20 %
de leurs revenus en acceptant un cDi. il faut
également se contenter de cinq semaines de
congés payés, alors que les cDD permettent
de faire des pauses en conservant des périodes
de chômage. »
ANTOINE 47 ans, directeur d’achats
«
le cUMUl eMPlOi-cHôMAge
M’A PeRMis D’AccePteR Un
tRAvAil Avec Une RéMUnéRA-
tiOn MOitié MOins élevée qUe DAns
l’eMPlOi qUe J’OccUPAis AvAnt. pôle
emploi complétait. je gagnais un peu moins,
mais j’étais au travail, j’avais de nouveau
une fiche de paye, je cotisais pour la Sécu et
l’assurance chômage. c’est aussi beaucoup
plus facile de retrouver un travail quand on est
en poste. après dix-huit mois à ce régime, j’ai
démissionné pour un autre emploi mieux payé.
p. 5 ›››
veRbAtiM
je n’ai plus besoin des compléments de pôle
emploi.
Sans ce système, un cadre qui a bien gagné sa
vie aurait intérêt à rester chez lui en attendant la
fin de ses droits pour ne pas perdre de revenus.
En fin de compte, l’assurance chômage réalise
des économies.
je me suis aussi aperçu que trouver un boulot
à 45 ans est un enfer sans nom. Nous sommes
considérés comme trop vieux. je m’en suis
rendu compte en déposant mon cv sur deux
plateformes d’emploi (cadremploi et l’apec),
sans indiquer ma date de naissance sur l’une
des deux. j’ai reçu quatre fois plus d’offres que
sur celle où je mentionnais mon âge. »
pIERRE 38 ans, expert
«
D Ans MOn secteUR, l’exPeR-
tise en RisqUes PsycHO-
sOciAUx POUR les RePRé-
sentAnts DU PeRsOnnel DAns les
entRePRises, le cDD est qUAsiMent
Une nORMe. j’enchaîne des missions
de quelques mois, souvent pour le même
employeur, et lorsque je n’ai aucune mission ou
que je dois observer une période de “carence”
entre deux cDD, c’est pôle emploi qui me paye.
j’utilise ces droits deux ou trois fois par an, au
mois d’août, parce qu’il n’y a pas de mission et
que je pars en congé, ou lorsque mes reve-
nus sont inférieurs à mes droits au chômage
(1 500 euros). Mais cela reste rare, car je
gagne suffisamment bien ma vie.
les entreprises du secteur du conseil tirent
inconsciemment profit de ce système. Si je ne
pouvais pas utiliser pôle emploi par intermit-
tence, je ne pourrais pas fonctionner comme
je le fais aujourd’hui. il y a beaucoup de free-
lances comme moi pour qui c’est plutôt un choix.
j’ai d’ailleurs refusé un cDi, car ce mode de vie
me convient. Mais, depuis trois ans, les cabinets
ont tendance à tirer sur la corde en négociant au
plus serré le nombre de jours facturés. à nous
ensuite d’organiser notre travail.
l’autre inconvénient, c’est que nous devons
observer une précision chirurgicale dans notre
relation avec pôle emploi. toute erreur se paye
par une mise à la porte. il faut être très vigilant
et avoir de la trésorerie de côté au cas où pôle
emploi réclamerait des “trop-perçus” ou blo-
querait les allocations. » e E. M.
enfin disposer de toute latitude sur la
« grande masse budgétaire » que représente
l’assurance-chômage.
Ainsi dépérit le « paritarisme », fonde-
ment de notre modèle social qui confie aux
salariés et aux patrons la charge de gérer le
chômage de manière collégiale. Il ne comptait
plus qu’une poignée de supporters discrets.
La CGT, lassée par les coups de menton sys-
tématiques du patronat pour faire baisser
les cotisations, avait de longue date cessé de
croire en ce qu’elle considère comme un jeu
de dupes, dévoyant l’esprit du programme
de la Résistance. Les derniers avocats du sys-
tème buttent quant à eux sur une formidable
indifférence, en raison de la complexité des
montages qui sortent, tous les trois ans, des
négociations entre partenaires sociaux.
Mais le procès du paritarisme orchestré
par le gouvernement est lui aussi injuste et
largement mensonger. D’une part parce que
sa gestion financière n’est pas si déséquilibrée.
Les cotisations sont légèrement supérieures
aux allocations versées (6). Ce sont les frais de
fonctionnement de Pôle emploi (3,3 milliards),
ponctionnés dans les caisses de l’assurance-chô-
mage, qui mettent les comptes dans le rouge. La
dette de l’Unédic devrait d’ailleurs être consi-
dérée sans alarmisme, car comme toute assu-
rance, le chômage a vocation à dépenser plus
lorsque la crise prive des salariés d’emploi et à
engranger davantage de cotisations lorsque la
conjoncture se redore. Un mécanisme « contra-
cyclique » qui a permis à la
France d’amortir, moins mal
que beaucoup de ses voisins,
la crise de 2008. La dernière
négociation prévoyait d’ail-
leurs un retour à l’équilibre
en 2021, pour commencer à
résorber tranquillement une
dette par ailleurs garantie par
l’État, donc sous contrôle.
Mais cela n’a pas suffi
à Matignon, qui a repris le
dossier au ministère du Travail
et orchestré, en septembre, une négociation
impossible entre partenaires sociaux pour
dégager une économie de 3,9 milliards d’euros
sur trois ans. Le penchant le plus droitier de
la majorité l’aura finalement emporté dans
l’épreuve des arbitrages, même s’il a concédé
un totem bien cosmétique à l’aile « sociale »
de la macronie, le bonus-malus sur les contrats
courts, qui figurait parmi les rares mesures
estampillées de gauche au programme d’Em-
manuel Macron. Signe qui ne trompe pas, le
directeur général de l’Unédic, Vincent Destival,
a annoncé sa démission quatre jours avant les
annonces du gouvernement.
Cette réforme vise donc à faire maigrir un
système considéré comme trop généreux, en
s’attaquant à ses fondements : la solidarité et
la cogestion par les partenaires sociaux. Une
victoire considérable pour le patronat, qui a
déjà grignoté la charpente de ce système, en
négociant au fil des années des exonérations
de cotisation (40 % au niveau du smic) qui
ont largement grevé les comptes sociaux. a
* Les prénoms ont été
modifiés.
(6) 35,5 milliards
d’euros de recettes
annuelles contre
34 milliards de
dépenses.
le gouvernement
s’attaque à la
philosophie
même de
l’assurance-
chômage.
Politis 1558
20/06/
l'évéNEMENT