Première N°499 – Septembre 2019

(Nancy Kaufman) #1

illustre une intuition géniale sur la percep-
tion quantique du monde qu’il traduit en pur
cinéma. Il n’y a pas de thématiques puis-
santes dans le film, juste une perception du
monde. Plusieurs cinéastes travaillent là-
dessus : Villeneuve avec Premier Contact,
Lowery dans A Ghost Story... Inception,
j’avais trouvé ça bourrin, mais je l’ai revu
depuis et j’ai compris que Nolan com-
mençait à réfléchir à cette idée. Le sujet
d’Interstellar, c’est la perception du temps.
Ça s’inscrit dans le cadre du travail de
Kubrick. Peu de monde a pris la suite de
2001, sur la notion d’espace temps, mais
Nolan s’en charge... (Il fait une pause.) C ’e s t
marrant, on vient de parler d’artisanat et de
signatures pendant une heure et demie et je
me rends compte qu’on va finir sur Kubrick
et Nolan. Ça fait plutôt sens, non? u


Jeremy Senez

C’est Lemaitre lui-même qui a demandé à Boukhrief
d’adapter son roman noir. Il revient ici sur sa collaboration
particulière et ses affinités électives avec le cinéaste.
u PAR FRANÇOIS GRELET

PREMIÈRE : Nicolas Boukhrief
se revendique comme un artisan
et jamais comme un auteur. Vous
pensez que c’est une posture?
PIERRE LEMAITRE : Ah non je ne
crois pas! C’est malgré tout compli-
qué de faire la distinction entre ces
deux termes. On pourrait dire que
l’artiste ne sait pas où il va alors que
l’artisan a défini son objectif. Aragon,
qui est une de mes grandes obsessions,
disait  : «  J’écris pour voir ce qui va
se passer. » Lui, de fait, est un artiste.
Quand on n’est pas un génie, comme
moi, on a plutôt intérêt à savoir où l’on
va quand on travaille. Et Boukhrief
sait où il va. Vous me parliez de pos-
ture : c’est intéressant parce qu’en
France on a une vision très irration-
nelle de ce qu’est un artiste – en par-
ticulier un écrivain – qui est issue du
romantisme, très XIXe siècle. L’écri-
vain serait un être à part, habité par
l’inspiration, un élu. Bon... moi j’ai
toujours pensé que raconter une his-
toire, c’est une technique, et donc
d’une certaine manière un métier. On
en revient à l’artisanat.

C’est parce qu’il aime exercer
son métier en tant qu’artisan
que vous avez choisi Nicolas
Boukhrief pour adapter Trois
Jours et une vie?
Précisément, oui. Je savais que nous
étions deux artisans et que nous par-
lions le même langage. L’autre raison
est que je voulais confier ce scénario
à un réalisateur cinéphile. Ils ne le

sont pas tous, loin de là. Or ce script
était un vrai hommage à tout un cou-
rant de cinéma qui court, disons de
Clouzot à Chabrol... On ne peut pas
être dans la révérence permanente,
mais je crois qu’il faut assumer le fait
que nous sommes des héritiers. On
peut ressentir une vraie jubilation à
s’inscrire dans le sillon de gens qui
ont fabriqué ce que nous sommes. Je
savais que Nicolas pouvait assumer ce
genre de dynamique.

Boukhrief refuse toute dimension
autobiographique dans son
cinéma. Il pense que ce refus est
lié à la classe sociale dont il vient.
En d’autres termes : ce sont les
bourgeois qui parlent d’eux...
(Rires.) C’est une conception que je
pourrais parfaitement reprendre à
mon compte. J’écris loin de moi, de la
même manière que Nicolas filme loin
de lui. En même temps, il faut noter
que plus on écrit loin de soi, plus ce
que nous sommes a tendance à infuser
notre travail. Je suis très frappé, par-
fois, de me rendre compte avec quatre
ou cinq ans de retard que tel person-
nage que j’ai créé, eh bien, finalement,
mince : c’est mon père! Il y a toujours
un retour du refoulé dans ce que nous
faisons. J’adorerais débusquer avec
Nicolas les éléments très personnels,
très autobiographiques, qui sont mal-
gré tout passés en contrebande dans
Trois Jours et une vie. On fera ça dans
quatre ou cinq ans, tiens. En revanche,
je ne sais pas si ça l’amusera. u

« RACONTER UNE HISTOIRE,

C’EST UNE TECHNIQUE,

DONC DE L’ARTISANAT »

TROIS JOURS ET UNE VIE
De Nicolas Boukhrief • Avec Sandrine Bonnaire,
Charles Berling, Philippe Torreton... • Durée 2 h
Sortie 18 septembre • Critique page 107


PIERRE LEMAITRE
Free download pdf