Le Vif L’Express N°3555 Du 22 Août 2019

(Barry) #1
condition, faire société et assurer la
prospérité de ses semblables. Ces idéolo-
gies partagent une vision complètement
fantasmée de la relation de l’homme au
monde et attisent la même crainte que
les religions traditionnelles. Pour elles,
au départ, l’être humain vit en harmonie
avec la nature et avec les siens. Mais il
commet le « péché originel », qui émane
très souvent de la pensée rivale à com-
battre. L’harmonie ayant été rompue,
il n’a pas d’autre issue que de suivre les

Comment les grandes idéologies
sont-elles sorties du domaine
scientifique pour devenir des
religions, comme vous l’affirmez ?
Elles se prétendent scientifiques. Mais
leur approche de la réalité est deve-
nue profondément religieuse. Elles se
fondent sur de grandes hypothèses qui
sont invérifiables mais que l’on doit te-
nir pour vraies. Elles postulent que si
c’est le cas, la conclusion qui en découle
ne peut elle-même être que vraie. Les
nationalistes érigent la culture et la na-
tion comme principes fondamentaux
qui donnent du sens et organisent la vie.
Les écologistes font de même avec la na-
ture et les libéraux avec la liberté. Or,
la réalité est toujours un peu plus com-
pliquée et contradictoire. Mais à partir
d’un dogme de départ, une idéologie
peut se transformer en une croyance.


La négation du réel est-elle le
dénominateur commun de ces
idéologies devenues religions ?
Ces idéologies accordent à l’homme
une place que seules les religions lui
ont octroyée. Dans l’écologie radicale,
l’homme est responsable et coupable
de tout, de la pollution, du dérèglement
du climat, etc. Pour le libéralisme, il
est le seul qui peut s’extraire de sa


règles, enseignées par l’idéologie et par
elle seule, qui permettent de restaurer
le vivre-ensemble. La seule différence
entre ces idéologies et les grandes re-
ligions traditionnelles est que les pre-
mières promettent le paradis sur Terre
et pas dans un autre monde. Mais elles
ont aussi leur grand prêtre : Karl Marx
pour les communistes, Adam Smith
pour les libéraux, Peter Singer pour
les antispécistes..., dont les propos de-
viennent paroles d’évangile. Et elles
suivent toutes la même trajectoire, un
« péché originel », une grande cassure, la
restauration de l’harmonie à condition
de respecter les principes de l’idéolo-
gie en question qui ne sont révélés qu’à
certains.

Vous pointez le manque de
cohérence de ces idéologies. En
guise d’exemple, vous évoquez le
libéralisme qui s’en prend aux Etats
alors qu’il leur doit beaucoup.
Si ces pensées étaient si scientifiques,
ce que toutes revendiquent, elles ne
seraient pas contredites par la réalité,
comme elles le sont souvent. Quand
c’est le cas, leurs avocats avancent les
mêmes mécanismes de défense : « C’est
la réalité qui a tort » ou « on a mal com-
pris la réalité ». Je vous donne un

«  L’approche du réel des idéologies


est devenue religieuse  »


Les idéologies sont-elles devenues les nouvelles croyances ? Pour le professeur
d’économie Pierre Bentata, auteur de L’Aube des idoles (1), la science a affaibli
les religions traditionnelles mais pas le besoin de croire. De plus en plus éloignées
de la réalité, les idéologies tendent à les remplacer. De plus en plus hétérogènes,
elles compliquent la recherche d’un projet commun de société.

ENTRETIEN : GÉRALD PAPY • ILLUSTRATION : NADIA DIZ GRANA



Pierre Bentata,
professeur
d’économie,
cofondateur du
Cercle Belém,
rassemblant de
jeunes
intellectuels
européens.

«LES LIBÉRAUX
NE RECONNAISSENT
JAMAIS AUCUNE
VERTU À L’ÉTAT.»

JACQUES WITT
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