Le Vif L’Express N°3555 Du 22 Août 2019

(Barry) #1

locales n’ont pour le reste rien lâché. Les
manifestants, eux, exigent le retrait of-
ficiel et définitif de la loi, davantage de
libertés démocratiques et une enquête
sur les violences policières.
Et pour cause. Au soir du 11 août, une
infirmière engagée au sein du mouve-
ment a été éborgnée par un tir de « sac
à pois », projectile utilisé normalement
dans des émeutes très violentes. Depuis
lors, l’arsenal protestataire s’est enrichi
d’un nouvel accessoire symbolique : le
cache-œil. De plus, des policiers déguisés
en manifestants ont infiltré les rangs de
la contestation afin de procéder à des ar-
restations brutales. Autant de scènes qui,
diffusées en live streaming par des médias
locaux, renforcent la détermination des
plus radicaux et ébranlent le pacifisme
des militants modérés.
Malgré son statut de fonctionnaire,
Baggio, 27 ans, foulard sur le visage et
mèche rebelle, n’hésite pas à « monter au
front ». « C’est de la désobéissance civile,
pas de la violence, nuance-t-il. On ne s’at-
taque pas aux gens, on ne vole pas, on ne
vandalise pas les magasins. » A entendre
cet ambulancier, un autre facteur ali-
mente la colère de la jeunesse : le manque
de perspectives dans une société où les
richesses sont de plus en plus concen-
trées. « Le logement coûte vraiment trop
cher, précise Baggio. Moi, j’habite en-
core chez mes parents. Il faut gagner au
moins 40000 dollars hongkongais par
mois (environ 4500 euros) pour envisa-
ger d’acheter. Or, impossible de fonder
une famille si on n’est pas propriétaire.
Aujourd’hui, les jeunes n’ont pas vrai-
ment de vie sexuelle, faute de disposer
d’un endroit bien à eux! » Une certitude :
Hong Kong affiche l’un des taux de fé-
condité les plus faibles au monde.
A l’instar de nombre de manifestants
interrogés, l’ambulancier pointe du doigt
l’immigration des Chinois du continent;
elle accroît la pression sur les ressources
de l’ancienne colonie britannique, de
l’habitat aux écoles. « Ici, avant, tout
était pour les habitants de Hong Kong,
soupire-t-il. Mais le pouvoir a une


stratégie : il accueille chaque jour
150 nouveaux Chinois. Dans la rue, on en-
tend beaucoup de gens qui parlent man-
darin, et non cantonais. Parfois, je me
demande si je vis encore à Hong Kong. »
Certes, la plupart des familles du cru
ont émigré de Chine depuis la conquête
de l’empire du Milieu par les commu-
nistes, en 1949. Pour autant,Baggio in-
voque une différence notable : quand le
territoire était encore sous la tutelle de
Londres, les Chinois qui s’y réfugiaient
fuyaient le communisme. Rien de tel
aujourd’hui. « Ceux qui débarquent dé-
fendent le parti, tranche-t-il. Rançon du
lavage de cerveau qu’ils ont tous subi.

Et nous ne voulons pas que nos enfants
soient les prochains à se voir infliger ce
type d’éducation. »
Beaucoup en conviennent : plus que la
loi d’extradition, ce sont bien le dédain de
l’exécutif et l’agressivité de la police qui
les ont persuadés de rallier la révolte. Tel
est le cas de cet ingénieur de 32 ans. Il a
participé à son premier rassemblement
après l’attaque, le 21 juillet dernier, de
manifestants et de simples usagers du
métro par des gros bras de triades hong-
kongaises. L’assaut lancé dans la station
Yuen Long, dans le nord de la cité, avait
fait 45  blessés, sans que les forces de
l’ordre ne daignent réagir. Les images
de l’infirmière éborgnée ont achevé de
convaincre notre ingénieur, qui a pris un
jour de congé pour retrouver les « occu-
pants » de l’aéroport, théâtre d’un sit-in
massif qui a causé deux jours durant l’an-
nulation de tous les vols. « Les images des
affrontements m’ont rendu fou de rage,

admet-il. Je n’ai pas dormi de la nuit. »
Depuis juin, Samson Yuen, profes-
seur assistant à l’université de Lingnan,
parcourt les cortèges, questionnaires
en main, en compagnie d’une poignée
d’autres chercheurs. Son constat? Si les
premières manifestations d’ampleur
fédéraient toutes les catégories socio-
professionnelles, les initiatives de
désobéissance civile et les confronta-
tions avec la police mobilisent, elles, les
plus jeunes et les plus éduqués. « Selon
les cas, de 60 % à 80 % des participants
sont étudiants ou détenteurs d’un titre
universitaire », souligne-t-il. Pour au-
tant, la moitié des personnes interrogées
déclarent appartenir à la classe sociale
inférieure. « Avant, le diplômé relevait
automatiquement de la middle class, re-
lève Samson. Tel n’est plus le cas, car, en
entrant dans la vie active, il arrive qu’il
touche un salaire très médiocre. En clair,
la mobilité sociale recule. »
Très vite, l’avant-garde de la rébellion a
appris à s’adapter. Dès le blocage du tun-
nel qui relie l’île de Hong Kong au conti-
nent, on a vu quelques centaines de
protestataires filer vers le métro. « Il faut
être fluide comme de l’eau afin d’éviter
l’arrestation », précise Emily, 17 ans, en
référence au fameux précepte de l’acteur
sino-américain Bruce Lee, idole des ciné-
philes épris d’arts martiaux. Pour dérou-
ter l’adversaire : « Be water!  »
Dans le casque de chantier jaune qu’elle
tient à la main, d’épais gants de cuir igni-
fugés. « Pour renvoyer les cartouches de
gaz sur la police, explique-t-elle. Jamais
je n’aurais cru que j’apprendrais à me
battre si jeune contre les lacrymos, mais
on en est là... » Avant de mettre le cap
sur la prochaine cible, un commissariat
plus au nord, elle prend un selfie avec ses
deux copines, visage masqué, et le publie
sur Instagram.
« On est prêts à tout pour une raison
simple, soutient-elle. Si on ne lutte pas
maintenant, il sera trop tard. On ne veut
pas devenir une ville chinoise comme
une autre. La meilleure formule? L’in-
dépendance de Hong Kong. » V

« C’EST DE LA
DÉSOBÉISSANCE
CIVILE, PAS DE
LA VIOLENCE.»
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