Le Vif L’Express N°3555 Du 22 Août 2019

(Barry) #1

Le cas Horn


Depuis cinq décennies, la plasticienne allemande


Rebecca Horn travaille à engendrer une conscience


accrue du corps. Et à le dépasser. Le Centre


Pompidou-Metz lui consacre une rétrospective.


PAR MICHEL VERLINDEN


P


our la plupart d’entre nous, pos-
séder un corps est la chose la
plus naturelle, la plus banale du
monde. Nombreux sont ceux qui
s’accommodent de cette enve-
loppe de chair au point de ne pas
songer une seconde à l’interroger. Du
côté des artistes – ces empêcheurs de
vivre en rond –, il en va autrement : le
rapport s’avère souvent conflictuel,
voire douloureux. C’est le cas pour
Rebecca Horn (1944, Michelstadt),
plasticienne dont l’œuvre entretient
une relation particulière avec la réa-
lité corporelle. Habituellement, les
commentateurs passent par la bio-
graphie de l’artiste pour justifier cette
ingérence du physique dans le symbo-
lique : en 1967, l’intéressée fait un sé-
jour de sept mois dans un sanatorium.
L’internement résulte d’une grave
intoxication pulmonaire causée par
sa pratique – l’étudiante à l’Ecole des
beaux-arts de Hambourg qu’elle était
alors avait réalisé des empreintes de
son anatomie en polyester et fibres de
verre... sans suspecter une seule se-
conde la dangerosité des matériaux
en question. Au bout de cette expé-
rience qu’elle qualifiera par la suite
d’« épreuve initiatique » et qui modi-
fiera à jamais le regard qu’elle porte sur
l’amas de cellules et d’organes qui la

constitue, Horn ne se perçoit plus de la
même façon. C’est indéniable : la réclu-
sion forcée et la défaillance physique
font qu’elle s’appréhendera désormais
limitée, partielle. Sans parler de l’ima-
ginaire médical trouble, composé de
bandages et d’appareillages, auquel
elle se voit confrontée, et qui consti-
tuera désormais l’axe fort d’un corpus

qui s’exprime à travers différents mé-
dias, de la performance à la vidéo, en
passant par le dessin et l’installation.
S’il n’est pas faux d’envisager la ma-
ladie à la façon d’une expérience fon-
datrice, ce serait un tort de passer sous
silence le contexte de l’époque qui a
également exercé une influence déci-
sive sur son travail. A partir des années
1960, la conception de l’œuvre d’art
change. L’heure n’est plus à se satisfaire
d’une contemplation visuelle passive.
Un plasticien comme Franz Erhard
Walther, qui fut le professeur de Rebec-
ca Horn, montre la voie à travers des
objets en tissu (sacs, bandes, tapis...)
destinés à être enfilés par le specta-
teur ou par l’artiste lui-même. But de
la manœuvre ? Ne plus « subir l’œuvre »
mais être impliqué dans un acte créa-
tif mobilisant les facultés sensorielles.
Idem pour une Lygia Clark, dont les fa-
meux « objets sensoriels » creusent le
même sillon. Au carrefour de l’aventure
biographique et du discours ambiant,
Horn déploiera pendant cinquante
ans (l’aventure créative n’est pas finie,
même si elle est fortement ralentie par
son accident vasculaire cérébral, adve-
nu en 2015) une approche cathartique se
caractérisant par une volonté d’étendre
son champ perceptif et d’exacerber ses
sensations... au risque de faire planer
une menace bien concrète sur son inté-
grité physique. Chez elle, mort et désir
se mêlent constamment.

Métamorphoses et moi retrouvé
Dès la première salle qui ouvre l’expo-
sition Théâtre des métamorphoses au
Centre Pompidou-Metz, le spectateur
pénètre au cœur de l’œuvre de l’Alle-
mande. Cette section intitulée Corps
Carcan-Cocon condense sa démarche
à travers des pièces de jeunesse qui se
découvrent comme des «  sculptures
corporelles  » richement documen-
tées. Qu’il s’agisse d’une corne de li-
corne érotiquement posée sur un buste
harnaché, d’extensions de bras (Horn
imagine le personnage d’Edward aux

CULTURE EXPOS


Concert For Anarchy,
Rebecca Horn, 1990.

© ADAGP, PARIS
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