Le Vif L’Express N°3555 Du 22 Août 2019

(Barry) #1

C


omme il ne reste sur Terre plus au-
cune zone blanche à explorer, plus
aucun sommet à vaincre, sinon celui
de la connerie, on se refait les mêmes
exploits, mais en corsant les choses.
Ainsi, cet été a été celui des aventures
revisitées  : Tchernobyl en bikini,
l’Everest en sandalettes, la jungle à re-
culons, la Manche en planche volante.
Ainsi, en ce mois d’août, Toon Zapata,
dit L’Anversois, pris d’un désir subit
et ardent d’aller planter un drapeau
or avec un lion noir au sommet du signal de
Botrange, consomma un petit déjeuner
à base de jambon speed sauce pop-
pers, balayant, d’un geste agacé, un
énième « T’es fou ? N’y va pas ! »,
tout en reluquant, tel un jeune
Franz Reichelt, la silhouette
grave de l’hôpital psychiatrique
de Geel, où il ne retournerait pas
(1 + 2).
Trente-quatre heures plus tard,
ce même être famélique tourbil-
lonnait – délavé et perdu – sous la
lumière encapsulée des lampions de
la terrasse du Geyser, s’affairant sous
des ampoules comme balancées par ce vent
froid et tyrannique qui scalpe l’Amérique latine, le
pampero. « T’es fou ? N’y va pas ! » qu’ils avaient dit.
Tous. Le rouquin y était allé pourtant. Las, il avait
glissé du ciel, comme une coulée d’huile, fi celé à
sa machine volante mystérieuse. Noire. Plastique.
En métal ? Un truc tout en engrenages, en tuyaux,
en turboréacteurs (3).


  • «  C’est quoi, ton engin  ?  » qu’il demanda,
    Bertrand, le cuisinier mélancolique du café.

  • « L’avenir. »

  • « Comme dans une boule de cristal ? »

  • «  Non. Comme dans “argent, puissance et
    guerre”. »
    Il était cynique, le baroudeur. Depuis son départ,


il s’était retrouvé tragiquement dépourvu d’une
denrée indispensable à toute aventure : la chance.
Dès le décollage, une scoumoune de dingue lui
avait collé aux basques, couplée à un acharnement
sadique de la météo. Crevant de chaud, délirant
dans la canicule, ballotté d’orages hystériques en
tempêtes de grêle, le rouquin avait loupé le virage
vers Botrange, dérivant gravement vers le centre
du pays.


  • « J’comprends rien à ton trajet », qu’il insista,
    Bertrand.

  • « T’y étais, toi, au-dessus du canal Albert ? Non ?
    Alors ! »
    Planté à côté de son appareil fumant, il
    sembla à l’inventeur que vivre, fi nale-
    ment, c’était mourir un peu, chaque
    jour, tout en explorant un possible
    impossible. Depuis cette terrasse,
    il lui sembla apercevoir à nou-
    veau la courbure du monde. Pris
    d’une philosophie aussi espiègle
    que bizarre, le Flamand décida de
    s’installer ici. Au Geyser. V
    Mais c’est pas tout ça  : l’heure
    tourne ! Où est encore passé le serveur ?
    s’agirait pas de louper le fi lm, qui va
    démarrer, sur la Une, à 20 h  15...


(1) En 1912, Franz Reichelt mourut devant les
caméras de Pathé, en testant son « parachute-
pardessus » depuis la tour Eiff el. On le traita de fou.
(2) L’hôpital psychiatrique de Geel, en Flandre,
a du mal à continuer à appliquer sa méthode
de soins singulière, qui loge, depuis sept siècles,
les patients dans des familles d’accueil.

(3) Cent dix ans après l’exploit de Louis Blériot,
le 4 août, Franky Zapata est devenu le premier
homme à traverser la Manche à 140 km/h
sur une planche volante, engin qui intéresse
fort l’armée française.

N’y va pas !


CAFƒ GEYSER ROSANNE MATHOT


Où il est question d’un aventurier flamand, de génie
et de Reichelt, « le fou de la Tour Eiffel ».

Un tiers de fiction, un tiers de dŽrision, un tiers dÕobservation. Et un tiers de rŽalitŽ.
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