MondeLe - 2019-08-27

(Ron) #1
MARDI 27 AOÛT 2019

styles


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le dos,


face cachée


de la mode


Symbole de vanité avec


la traîne ou d’érotisme


lorsqu’il est décolleté, l’arrière


du vêtement est aujourd’hui


délaissé par la couture. Il est


célébré jusqu’au 17 novembre


au Musée Bourdelle, à Paris


MODE


L

es expos de mode ont
souvent l’inconvénient de
s’adresser à un public
averti, assez curieux de
l’histoire du vêtement pour s’in­
téresser aux créations de feu Ma­
dame Grès ou de Cristobal Balen­
ciaga. « Back Side. Dos à la mode »,
installée jusqu’au 17 novembre au
Musée Bourdelle, à Paris, n’est pas
de celles­là : c’est une exposition
qui parle à tout le monde, parce
qu’elle sort la mode de son pré
carré et en propose une lecture
sociale, presque politique.
Le palais Galliera étant fermé
jusqu’à 2020 pour travaux, c’est
donc dans un autre musée de la
capitale que les expositions de
mode prennent vie – en l’occur­
rence, au milieu des statues d’An­
toine Bourdelle, sculpteur proche
de Rodin. Cette escapade hors les

murs a permis au commissaire
d’exposition Alexandre Samson
de prendre quelques libertés : cer­
taines salles sont éclairées à la lu­
mière du jour et non plongées
dans la pénombre habituelle que
nécessite la conservation des vê­
tements. « Peut­être que ça les abî­
mera », concède­t­il, pas trop in­
quiet. En attendant, le cadre les
transforme, leur donne une véri­
table consistance.
Dès la première salle, cinq sil­
houettes présentées de dos po­
sent les bases de la réflexion.
Dans le vaste hall des plâtres où
sont réunies les œuvres monu­
mentales de Bourdelle, une sta­
tue de style antique fait face à une
très belle tunique The Row fer­
mée par un nœud lacé sur
l’épaule, compliqué à dénouer.
Cette première robe représente
l’entrave. Un peu plus loin, près
d’une statue d’archer, une robe

Chloé période Karl Lagerfeld, sim­
plement noire devant, brodée de
centaines de strass derrière, mon­
tre comme le dos peut être syno­
nyme d’ornement. Trois autres
silhouettes complètent les autres
fonctionnalités du dos dans la
couture : la surprise, la nudité,
l’humour.
Après avoir observé des vête­
ments dans des pièces baignées
de lumière, il n’est guère plaisant
d’entrer dans la partie moderne
du musée par un couloir sombre
et oppressant. Mais c’est l’effet re­
cherché par Alexandre Samson,
qui a tapissé les murs du corridor
avec 3 607 photos. Ce sont les sil­
houettes des 80 défilés présentés
lors de la Fashion Week de Paris
en septembre 2018. « L’idée de
traiter le dos m’est venue parce que
notre époque ne s’intéresse qu’à la
face des vêtements », explique
Alexandre Samson. Il prend pour

exemple les défilés de mode :
l’immense majorité des images
qui les documentent sont des sil­
houettes en pied, de face unique­
ment, diffusées sur des sites gra­
tuits comme Vogue Runway.
« C’est une vision tronquée du vê­
tement, qui n’existe plus ni de pro­
fil ni de dos. »
La disparition du dos se cons­
tate aussi dans la presse : dans le
Vogue Paris des années 1920 et
1930, on comptait environ 30 %
de pages avec des dos ; au­
jourd’hui, ils ne concernent que
2 % ou 3 % du magazine. « Cela a
engendré une génération de créa­
teurs qui disent que ça ne sert plus
à rien de travailler le dos », déplore
Alexandre Samson. Sur un mur, il
a aussi rassemblé toutes les ex­
pressions qui, en français, an­
glais, italien et néerlandais se rap­
portent au dos : qu’il s’agisse du
coup de poignard ou du sucre que
l’on casse, la connotation est tou­
jours péjorative, évoque la trahi­
son, la fatigue, la souffrance ou la
vulnérabilité.
Une fois cette information inté­
grée – le dos, mal aimé, est en voie
de disparition dans la mode –, le
visiteur peut admirer tout le tra­
vail qui a été fait sur l’arrière des
vêtements au cours des siècles et
ainsi mesurer l’importance de sa
perte.
Le dos, c’est d’abord la traîne :
apparue au XIIIe siècle pour per­
mettre aux plus nantis de se dis­
tinguer de la plèbe, elle est un
symbole de vanité condamné par
l’Eglise. « La traîne, c’est à la fois un
point focal qui attire l’attention et
un espace interdit aux autres », ob­
serve Alexandre Samson, qui le
démontre à travers des pièces du
XIXe siècle (une incroyable traîne
de cour en soie bleue brodée de
3,09 mètres de long) et d’autres
plus modernes, à l’instar de cet
étonnant trench­coat sanglé si­

gné Jean Paul Gaultier au début
des années 2010 : son dos nu
s’achève sur une traîne trifide
beige dont la forme évoque des
pétales de crocus.
Le dos, c’est aussi un travail sur
la nudité, surtout à partir des an­
nées 1920, où le corps féminin se
libère, les ourlets raccourcissent,
le corset et les manches commen­
cent à disparaître. La robe du soir
courte signée Yves Saint Laurent
portée par Betty Catroux dans les
années 1970 prend par surprise ;
très austère devant, boutonnée
très haut, elle révèle un dos impu­
diquement voilé d’une dentelle
de soie de la nuque à la naissance
des reins.

Délivrer un message
« Il n’existe pas de décolleté dans le
dos pour les hommes, car ceux­ci
sont censés séduire par leur posi­
tion sociale, et non pas par leur
corps », note Alexandre Samson.
Les rares exceptions à la règle
sont empreintes d’homoéro­
tisme : en 1984, Jean Paul Gaultier
est le premier à dévoiler le dos
masculin ; plus récemment,
en 2017, le designer anglais Craig
Green a imaginé une combinai­
son couvrante de face mais esca­
motée à l’arrière, abandonnant sa
fonction protectrice. Côté mas­
culin, on croise aussi des gilets en
soie richement ornés devant,
mais avec un dos dans une ma­
tière pauvre, telle que le lin ou le
coton : puisque l’homme n’est
pas censé enlever sa veste, inutile
de faire des frais sur des parties
invisibles du vêtement.
En soulignant les différences
entre les vestiaires masculin et fé­
minin, l’exposition témoigne ha­
bilement des inégalités entre les
genres. L’acmé de cette démons­
tration est atteint dans la section
intitulée « L’entrave », où l’on re­
trouve évidemment les corsets,
mais aussi les robes qui se fer­
ment dans le dos. « Ce type de fer­
meture apparut à la fin du XVe siè­
cle en Occident crée une dépen­
dance à autrui et un asservisse­
ment au vêtement », analyse
Alexandre Samson. Entre un
fourreau de John Galliano fermé
par 51 boutons et une robe du soir
Alaïa en cuir, métal et cordon de
coton, le seul vêtement masculin
présenté dans cette section, c’est
une camisole de force.
La dernière étape de l’exposi­
tion s’écarte des problématiques
de genres mais n’en est pas
moins politique. Elle montre que
le dos, délaissé par la couture, est
devenu une surface idéale pour
délivrer un message. On peut dé­
clarer son amour d’une marque
via un logo, comme les quatre
discrets points de couture dans le
haut du dos qui signent un vête­
ment Maison Margiela ou avec le
flamboyant string Gucci, dont le
double G se loge dans le creux
des reins.
Mais il y a aussi un blouson noir
dont le dos délivre un message à
la gloire du Black Panther Party,
une capote de soldat allemand in­
crustée d’un grand losange mar­
ron, code pour signifier son statut
de prisonnier en Angleterre et le
lieu où il est enfermé. Et enfin,
l’inoubliable parka Zara portée
par Melania Trump lors d’une vi­
site à un camp d’enfants réfugiés
à la frontière mexicaine en
juin 2018, sur laquelle est écrit en
anglais : « Je m’en moque complè­
tement, pas vous? ». Elle avait ré­
pondu aux critiques sur Twitter :
« Il n’y a pas de message caché.
C’est une veste. » Qui a bon dos.
elvire von bardeleben

Back Side. Dos à la mode,
Musée Bourdelle, 18, rue Antoine­
Bourdelle, Paris 15e, jusqu’au
17 novembre. Bourdelle.paris.fr

LA ROBE DU SOIR COURTE 


SIGNÉE YVES 


SAINT LAURENT PREND PAR 


SURPRISE ; TRÈS AUSTÈRE 


DEVANT, ELLE RÉVÈLE


UN DOS IMPUDIQUEMENT 


VOILÉ D’UNE DENTELLE


DE SOIE DE LA NUQUE


À LA NAISSANCE DES REINS


sur l’autre rive de la seine, à la fondation
Alaïa dans le Marais, se tient « Azzedine
Alaïa, une autre pensée sur la mode. La col­
lection Tati » jusqu’au 5 janvier 2020. Cette
exposition de taille plus modeste se concen­
tre sur une collection du couturier tunisien,
celle de 1991, inspirée de la toile de bâche vi­
chy de Tati ; elle est restée dans les annales
de la mode comme la première « collab » en­
tre une enseigne populaire et un designer de
renom.

Pied-de-coq et coups de pinceau
Sous la verrière de la maison où Alaïa vivait
et travaillait sont présentées les 27 modèles
en vichy rose, bleu et noir, composés de pan­
talons, maillots de bain, corsets et tailleurs.
« Azzedine Alaïa arrivait à faire de beaux en­
sembles de glamour courbe avec cette toile vi­
chy qui lui rappelait Brigitte Bardot. On lui
aurait donné une nappe, il aurait su quoi en
faire », précise Olivier Saillard, commissaire

de l’exposition. Les peintures posées aux
murs répondent aux vêtements : il s’agit de
toiles de Julian Schnabel (proche d’Alaïa,
c’est lui qui avait lancé la collaboration)
peintes sur la bâche de store Tati, avec le mo­
tif pied­de­coq encore visible sous les coups
de pinceau.
Christoph von Weyhe, peintre et compa­
gnon d’Alaïa, continue aussi d’alimenter cette
exposition : ce matin de juillet où l’on est
passé, il est venu accrocher une nouvelle toile


  • une représentation pointilliste d’une robe
    Tati – qu’il venait de réaliser le matin même.
    Des dessins de l’illustrateur mode Thierry Pe­
    rez, des clichés et un film d’Ellen von
    Unwerth complètent la visite.
    e. v. b.


Azzedine Alaïa, une autre pensée sur
la mode. La collection Tati, Fondation Alaïa,
18, rue de la Verrerie Paris 4e, jusqu’au
5 janvier 2020.

Quand Alaïa s’inspirait de l’enseigne Tati


A gauche : dans la section
« Dos marqué »
de l’exposition « Back
Side. Dos à la mode ».
Ci­contre : une robe
Chloé, automne­hiver
1983­1984.
PIERRE ANTOINE-PARIS MUSÉES

Alaïa,
collection
été 1991.
GUY MARINEAU
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