MondeLe - 2019-08-27

(Ron) #1

MARDI 27 AOÛT 2019


IDÉES


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Emilie Frenkiel


A Hongkong, la colère est attisée par


le sentiment de ne pas être représenté


La mobilisation hongkongaise reflète une crise
de la représentation difficile à dénouer, explique la
sinologue dans une tribune au « Monde ». Elle n’est
pas sans rappeler le mouvement des « gilets jaunes »
L

e 6 août, une conférence de presse
a été organisée « pour le peuple,
par le peuple » sur le forum Inter­
net LIHKG, outil central des mobi­
lisations antigouvernementales et anti­
Pékin, « pour contrebalancer le mono­
pole du discours officiel sur les
événements ». Les trois manifestants
masqués ont voulu « faire porter leur
voix sous­représentée au­delà des fron­
tières », puisqu’on ne les écoute ni à
Hongkong ni à Pékin.
Cela s’inscrit dans une guerre des ima­
ges et des slogans déjà bien engagée. Les
manifestations gigantesques de juin (le
16, elles ont rassemblé jusqu’à un tiers
de la population) avaient d’abord ren­
contré le silence étourdissant du gou­
vernement central et des médias en
Chine continentale. Les premiers com­
mentaires avaient ensuite qualifié les
mobilisations d’émeutes – les manifes­
tants, de criminels – et minimisé leur
ampleur et les revendications.
Les références au séparatisme, aux « ré­
volutions de couleur » et les accusations
de terrorisme maintenant proférées sont
assorties d’intimidations militaires. De
l’étranger, la communication des mani­
festants semble plus convaincante : le dé­
sespoir et le jusqu’au­boutisme d’une
frange radicale sont replacés dans le con­
texte du mutisme et du mépris des auto­
rités, ainsi que les attaques douteuses de
membres des triades et les exactions des
forces policières.
Ce dialogue de sourds, alimenté par
des stratégies médiatiques parallèles et
l’agitation sur les réseaux sociaux de
communautés en apparence étanches,
semble à la fois exotique tout en nous
rappelant la crise de la représentation,
son déficit et son rejet, qui hantent no­
tre société et ont récemment provoqué
le mouvement des « gilets jaunes ».
A Hongkong également, les manifesta­
tions ont surpris en mobilisant des
groupes jusque­là peu enclins à descen­
dre dans la rue, exaspérés par le flagrant
manque d’écoute de la part des diri­

geants hongkongais. Ceux­ci ont non
seulement enterré l’introduction d’un
suffrage universel véritable, mais ont
laissé s’imposer les méthodes et réflexes
du Parti communiste chinois (PCC) au
sein d’une société baignant dans une
tout autre culture politique et juridique.
La chef de l’exécutif, Carrie Lam, appa­
raît coupée des Hongkongais et enfer­
mée dans un dialogue avec le camp pro­
Pékin. Cette déconnexion l’a conduite à
faire passer en force le projet de loi d’ex­
tradition sans avoir écouté les réticen­
ces des juristes, ni sondé au préalable
l’opinion, par le truchement du sys­
tème local d’information et de consul­
tation mis en place par les Britanniques
à la suite des émeutes du Star Ferry de


  1. Elle a encore attiré l’ire des mani­
    festants en faisant la maladresse de se
    dire responsable d’abord vis­à­vis du
    PCC avant la population hongkongaise


et en alignant son discours sur celui de
Pékin. Elle a confirmé ainsi le senti­
ment qu’elle ne représente pas les inté­
rêts de la ville et de ses habitants, et les
a plongés dans la terreur d’une absorp­
tion communiste.
Quant au PCC, on peut déceler dans sa
gestion de la crise ses automatismes : le
monopole de la représentation du parti
léniniste d’avant­garde, sa tolérance li­
mitée et conditionnelle de formes d’ex­
pression et de mobilisation populaires
(elles doivent être « civilisées », raison­
nables, et lui donner, in fine, le beau rôle
d’arbitre bienveillant), sa confiance
dans une opinion publique conserva­
trice et pragmatique, allergique, depuis
la fin de la Révolution culturelle, à
l’instabilité sociale.

Censure et autocensure renforcées
Le message qu’il porte est le suivant : avec
« un pays, deux systèmes », Hongkong
bénéficie déjà de plus de libertés. Ils en
veulent plus, mais regardez ce qu’ils font
avec, à un moment fatidique pour la
Chine entière, dans le contexte de la
guerre commerciale avec les Etats­Unis,
les 70 ans de la victoire communiste et
l’élection présidentielle à Taïwan.
En Chine continentale, l’opinion publi­
que qui se profile, au détour de repor­
tages, de commentaires postés sur les
réseaux sociaux et de discussions avec
des collègues chercheurs en marge de
conférences, est hétérogène et d’autant
plus difficilement saisissable qu’elle su­
bit de plein fouet la censure et l’autocen­
sure renforcées sous Xi Jinping.
On note une certaine compréhension
de la propension des Hongkongais à

s’exprimer dans la rue, mêlée d’un res­
sentiment. Pourquoi tant d’animosité
vis­à­vis des Chinois du continent?
Qu’est­ce qui justifierait ce statut spécial
exigé par la ville : le résultat de préda­
tions coloniales passées? Qu’a­t­elle de
plus que le reste de la Chine? Pourquoi la
jeunesse hongkongaise refuse­t­elle de
se reconnaître citoyenne de la Républi­
que populaire de Chine? Ne faudrait­il
pas maintenant remettre à leur place ces
petits prétentieux sans foi ni loi?
Le PCC s’adresse en priorité et sans am­
bages à une population de 1,4 milliard
de Chinois qu’il veut rassembler der­
rière lui après quarante ans de dévelop­
pement économique et au moment où
la montée en puissance de la Chine est
contrariée par la politique de Donald
Trump. Il pèse de plus en plus fortement
sur la politique et la société hongkong­
aises, et le principe « un pays, deux sys­
tèmes », qui se voulait rassurant pour
Hongkong et, par projection, pour
Taïwan, est ainsi mis en péril. Dans ce
contexte, comment apaiser la colère des
Hongkongais, attisée par le sentiment
de ne pas être représentés?
De France, le combat pour la représen­
tation qui se mène à Hongkong nous est
ainsi « étrange et pénétrant », car il sem­
ble prendre la relève, sous une forme ca­
ricaturale, dans un contexte non démo­
cratique, d’une lutte qui n’est, pour re­
prendre Verlaine, « ni tout à fait la même
ni tout à fait une autre ».

Emilie Frenkiel est professeure de
science politique et vice-directrice du
Laboratoire interdisciplinaire Hannah
Arendt (LIPHA) à l’université Paris-Est-
Créteil et rédactrice en chef du site « La
Vie des idées ». Elle est l’auteure de
« Parler politique en Chine.
Les intellectuels chinois pour
ou contre la démocratie » (PUF, 2014)

CHEF DE L’EXÉCUTIF,


CARRIE LAM


APPARAÎT COUPÉE


DES HONGKONGAIS


ET ENFERMÉE


DANS UN DIALOGUE


AVEC LE CAMP


PRO-PÉKIN


LES  FIGURES 
DE  PROUE 
DE  LA  GAUCHE 
DEPUIS  1789
sous la direction
de Michel Winock.
Perrin, 440 pages,
24,90 euros

UN PANTHÉON DE GAUCHE, DES LUMIÈRES À AUJOURD’HUI


LIVRE DU JOUR


C


amper en trente portraits,
confiés à vingt­six his­
toriens de générations
contrastées (« vieille garde et nou­
velle vague », comme le résume
malicieusement le maître d’œu­
vre), un panthéon de gauche, des
Lumières à aujourd’hui, peut
sembler périlleux. Moins pour
arrêter la liste de ces figures de
proue, quoiqu’on pourra forcé­
ment regretter une absence ou
contester une annexion dou­
teuse, que par le côté mausolée
funéraire qui risque de s’imposer
au lecteur s’interrogeant sur les
contours intellectuels et idéologi­
ques de la gauche comme sur son
assise électorale actuelle.
Michel Winock, tout en ren­
voyant à la synthèse de Jacques
Julliard, Les Gauches françaises
1762­2012 : histoire, politique et
imaginaire (Flammarion, 2012), a
choisi de retracer l’histoire d’une
aspiration à travers le parcours de
femmes et d’hommes qui en ont
incarné le dessein. Prudent, il
annonce d’entrée les limites de
l’exercice tant la gauche est « mul­

tiple, plurielle, contradictoire, au
point qu’il est difficile de parler
de gauche au singulier ». Tout
comme il laisse à chaque contri­
buteur la responsabilité de sa
perception du débat, où la quête
d’une égalité du possible et de la
justice sociale, la sensibilité à la
pauvreté et aux minorités comme
la référence au legs de la Révolu­
tion sont les rares invariants.
Ainsi, de Condorcet à Arlette La­
guiller, plus de deux siècles d’en­
gagements et de combats permet­
tent de mesurer les axes éthiques
comme les déchirements fratrici­
des qui ont animé une espérance
née dès les premières assemblées
représentatives (de là le concept
de « gauche » sur les bancs de la
Constituante dès 1789). Espérance
jamais éteinte depuis.
Si Robespierre, Gambetta, Jau­
rès, Blum, Mendès France, Mit­
terrand et Rocard sont là, accom­
pagnés de Clemenceau ou d’Her­
riot, moins inattendus que Jules
Ferry, plus apte à incarner la Ré­
publique que la gauche, ou Benja­
min Constant – Laurent Theis
rend un judicieux hommage à
celui qui fut le plus éloquent des

champions contre l’arbitraire
sous l’Empire et la Restauration –,
on se réjouit de la présence d’écri­
vains et d’essayistes dont le ma­
gistère intellectuel a été fonda­
mental (Michelet, Hugo, Sand,
Zola, Sartre, Camus, Beauvoir
aussi). On saluera également
l’évocation de celles dont la tra­
jectoire, si elle mérite de forcer les
portes du Panthéon, n’a pour
l’heure pas réussi à leur obtenir
cette reconnaissance patriotique
prioritairement réservée « aux
grands hommes » : la conclusion
de Quentin Deluermoz, évoquant
« Louise Michel ou la lutte sans
fin », est exemplaire.

Réviser les fondamentaux
Place donc à ces femmes enga­
gées, féministes – Olympe de
Gouges, avant Sand et Beauvoir –
ou non telle Arlette Laguiller,
dont Ludivine Bantigny brosse un
portrait subtil et empathique qui
ne confond jamais les ressorts du
militantisme et l’impact de son
défi renouvelé à briguer, « bien
que femme », la magistrature su­
prême... C’est sur le XIXe siècle
pourtant, dont les figures de

proue sont parfois oubliées, si­
non dans la dénomination de
rues et de places, de bâtiments
publics, d’écoles ou de lycées, que
l’ouvrage est le plus instructif.
Saint­Simon, dont l’œuvre est
invoquée sans être lue. Com­
plexe, sa pensée « émancipa­
trice » doit sa fortune à ses disci­
ples, et Christophe Prochasson
peut mettre en lumière son rôle
aux sources d’un socialisme
européen fondé sur la science, le
progrès et la défense des plus
démunis. Proudhon, dont Michel
Winock décape l’image, réduite à
sa réticence à l’hégélianisme
marxiste, pour adopter plutôt les
« équilibres des contraires qui se
balancent sans faire disparaître la
contradiction ». Louis Blanc et
Auguste Blanqui, plus tard Jules
Guesde, dont le socialisme
marxiste rugueux et intransi­
geant est éclipsé désormais par la
figure de Jean Jaurès, et Léon
Bourgeois, justement évoqué par
Serge Berstein...
On peut être tenté de picorer au
hasard de ses affinités ou curiosi­
tés dans cette galerie aussi pitto­
resque que contrastée, mais il est

utile de suivre le fil chronologi­
que proposé. Si l’ouvrage n’a pas
lissé les contributions pour en
uniformiser les notions convo­
quées, la lecture en continu per­
met de mesurer les emprunts et
les filiations, les rencontres et les
ruptures. Ainsi le lien longue­
ment tissé entre Louise Michel et
Victor Hugo, George Sand con­
damnant l’insurrection des Sai­
sons provoquée par Blanqui et
Barbès, en 1839, inutilement
meurtrière, Schœlcher proscrit
refusant comme Hugo et Quinet
l’amnistie impériale en 1859, ou
la figure du babouvisme (à la tête
de la Conjuration des égaux, sous
le Directoire, Gracchus Babeuf n’a
curieusement pas droit de figurer
dans ce panthéon de gauche),
présente en filigrane par le biais
de Filippo Buonarroti survivant
de ce rêve de république égali­
taire que croisent George Sand et
Blanqui et que lit Clemenceau...
Loin d’être une stèle funéraire,
ce monument pourrait être l’oc­
casion de réviser les fondamen­
taux de la gauche pour en prépa­
rer les grandes heures.
philippe­jean catinchi
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