MondeLe - 2019-08-27

(Ron) #1

24 |idées MARDI 27 AOÛT 2019


UN CAPITALISME PLUS « RESPONSABLE »?


La tribune publiée le 19 août, dans le « New York Times », par


des grands patrons annonçant l’abandon de la priorité donnée


aux actionnaires relance le débat sur la finalité de l’entreprise


Julie Battilana Une possible


refonte du rôle des entreprises


La professeure de Harvard salue le « changement de discours » des


patrons américains mais énumère les conditions d’une mise en pratique


I


l aura fallu attendre plus de dix ans après
la crise financière de 2007 pour que les
chefs d’entreprise américains remettent
en cause le principe de la poursuite de la
maximisation de la valeur pour les seuls ac­
tionnaires, et prennent position en faveur
d’un changement de paradigme.
Les dirigeants et dirigeantes membres de
la puissante Business Roundtable, qui re­
groupe 193 des plus grandes entreprises
américaines, employant à elles seules plus
de 15 millions de personnes, ont cosigné un
nouveau texte sur le rôle et la mission des
entreprises, publié dans le New York Times
du 19 août, affirmant que ces dernières doi­
vent servir non seulement les intérêts de
leurs actionnaires sur le long terme, mais
aussi ceux de leurs employés, de leurs four­
nisseurs et, plus globalement, de la société.
Les 181 PDG signataires déclarent partager
un « engagement fort auprès de toutes les
parties prenantes de leurs entreprises », assu­
mant ainsi la rupture par rapport au sys­
tème jusqu’ici dominant.
Voilà en effet près d’un demi­siècle que le
monde des affaires américain est organisé
autour du principe de maximisation de la
valeur pour les actionnaires. L’un des porte­
drapeaux de cette approche, l’économiste
Milton Friedman [1912­2006], avait contri­
bué à justifier l’inéluctabilité de cette logi­
que en clamant que la responsabilité sociale
des entreprises était de maximiser leurs
profits. Mais les économistes adeptes de
Friedman sont loin d’être les seuls à avoir fa­
vorisé l’avènement de ce principe : la Busi­
ness Roundtable a, par le passé, joué un rôle
important dans son maintien.
L’annonce a eu l’effet d’un coup de
tonnerre et suscité deux types de réactions
très opposées. Les uns célèbrent déjà l’avè­
nement d’un nouveau système économique
plus juste, humain, et respectueux de l’envi­
ronnement. D’autres fustigent une tenta­
tive d’améliorer l’image des grandes entre­
prises, qui prétendent vouloir changer leur
approche mais continuent de poursuivre au
quotidien leur quête effrénée du profit.
Un tel manichéisme est stérile au moment
où se joue l’avenir de notre système écono­
mique et social. S’il faut se réjouir de ce
changement de discours, qui ouvre la porte
à une possible refonte du modèle capitaliste
et du rôle des entreprises dans la société,
deux questions doivent néanmoins être po­
sées : pourquoi un tel changement mainte­
nant? Et sera­t­il suivi d’actions?
Le mécontentement gronde aux Etats­
Unis face aux inégalités croissantes. Les
candidats à l’investiture démocrate pour
l’élection présidentielle à venir l’ont com­
pris et ont choisi de placer cet enjeu au
cœur du débat. Certains, comme la séna­
trice Elizabeth Warren et le sénateur Bernie
Sanders, mettent l’accent sur la responsabi­
lité des entreprises dans l’accroissement
des inégalités, dénonçant notamment l’en­
richissement croissant des investisseurs au
détriment des salariés. Donald Trump lui­
même aime aussi à se présenter parfois
comme le défenseur des intérêts des tra­
vailleurs par rapport aux grands groupes,
quand bien même nombre de ses politi­
ques, notamment fiscales, sont en contra­
diction avec ses propos.
La pression pour le changement ne vient
pas seulement des politiques. Le mouve­
ment de réforme du capitalisme bat son
plein, et se trouve renforcé par les
aspirations de la nouvelle génération, qui
demande aux entreprises de prendre en
compte non seulement leur performance fi­
nancière, mais aussi leur impact sur la so­
ciété et l’environnement. Les membres de la
Business Roundtable ont compris ce besoin
de changement, qui nécessite une redéfini­

tion de la relation entre les dirigeants de
l’entreprise et les actionnaires. Mais si le
texte qu’ils ont publié marque indéniable­
ment une rupture, il ne propose pour le mo­
ment pas de plan d’action tangible. Force est
aussi de reconnaître que les pratiques en­
core en vigueur dans leurs entreprises sont
souvent en contradiction avec la volonté de
changement affichée.

Une approche de long terme
Pourtant, le changement est possible. Que
les signataires n’aient pas proposé de plan
d’action et qu’ils ne soient pas exempts de
contradictions dans cette phase de muta­
tion n’a rien d’étonnant. Une telle transfor­
mation est toujours difficile, d’autant plus
qu’il s’agit d’une rupture avec les normes
dominantes depuis plusieurs décennies.
Mon travail de recherche auprès de centai­
nes d’entreprises à mission, soucieuses de
poursuivre des objectifs à la fois financiers
et sociaux, suggère que celles qui y parvien­
nent développent et maintiennent une
culture hybride dévolue non seulement à
l’efficacité économique, mais aussi à la per­
formance sociale et environnementale
(« Les clés d’une gestion hybride réussie »,
Julie Battilana, Anne­Claire Pache, Metin
Sengul et Marissa Kimsey, Harvard Business
Review, août­septembre 2019).
Les entreprises ne parviendront pas à
changer leur culture exclusivement tournée
vers le profit du jour au lendemain, mais el­
les pourront y parvenir si elles adoptent un
nouveau mode de gestion hybride caracté­
risé par une approche de long terme, et non
de court terme. Il leur faudra fixer et suivre
des objectifs sociaux parallèlement à leurs
objectifs financiers, lier la rémunération à
des indicateurs de performance sur l’ensem­
ble de ces objectifs, restructurer leur organi­
sation de manière à mieux coordonner
leurs activités marchandes et sociales et, en­
fin, recruter et former leurs salariés et leurs
dirigeants pour qu’ils adhèrent à la pour­
suite de ces objectifs multiples.
Mais les entreprises ne pourront pas
changer seules. Le soutien des consomma­
teurs, des investisseurs et des autorités pu­
bliques est nécessaire pour leur permettre
de s’engager durablement dans la voie
d’une gestion hybride. Le droit des affaires
américain et sa jurisprudence devront
aussi évoluer. Il est temps d’enterrer la
maximisation de la valeur pour les seuls
actionnaires au cimetière des idéologies
dont nous connaissons les limites et les
dangers pour la société.

Julie Battilana est professeure titulaire
de la chaire de gestion Joseph C. Wilson à
la Harvard Business School et de la chaire
d’innovation sociale Alan L. Gleitsman à la
Harvard Kennedy School.

D


es dirigeants d’entreprise membres
de la Business Round Table (BRT),
qui réunit près de 200 sociétés dont
le chiffre d’affaires combiné atteint
7 000 milliards de dollars (6 290 milliards
d’euros), ont signé le 19 août une « Déclara­
tion sur les fins de l’entreprise » dans la­
quelle ils s’engagent à fournir de la « valeur
à leurs clients », à « investir dans leurs sala­
riés », à « traiter éthiquement et de façon
juste leurs fournisseurs », à « soutenir les
communautés dans lesquelles elles tra­
vaillent » et à « protéger l’environnement et
générer de la valeur à long terme pour les
actionnaires ». Cela ne mange pas (trop) de
pain, et on supposera généreusement qu’il
fallait faire basique pour rassembler.
Cette déclaration intervient alors que les
disparités de revenus n’ont jamais été
aussi élevées et que le bouleversement cli­
matique fait partie de notre réalité quoti­
dienne. Face aux nuages qui s’accumulent,
aux menaces de régulations brandies par
les démocrates, et à une probable réces­
sion dans les mois à venir, le moment était
probablement venu de changer de reli­
gion : le revirement est majeur pour la
BRT, puisque sa « déclaration sur la gou­
vernance d’entreprise » de 1997 préconi­
sait au contraire de maximiser la richesse
des actionnaires.
Pourtant, cette déclaration ne fait rien
d’autre que nous ramener encore plus loin
en arrière dans le temps! La BRT a procédé
à de nombreuses consultations pendant
près d’un an. Elle aurait mieux fait de con­
sulter ses archives. En 1981, elle avait publié
une brochure de 14 pages intitulée « Décla­
ration sur la responsabilité d’entreprise »
dont le paragraphe conclusif affirmait que
« les responsabilités d’une entreprise met­
tent en jeu la manière avec laquelle elle est
gérée au quotidien. Il faut qu’elle se com­
porte en institution réfléchie qui s’élève au­
dessus des considérations de rentabilité
pour prendre en compte l’impact de son ac­
tion sur tous, des actionnaires à la société
dans son ensemble. Ses activités entrepre­
neuriales doivent avoir un sens social tout
comme ses activités sociales doivent avoir
un sens économique ».
C’était en 1981. On ne va donc pas s’exta­
sier en 2019 devant l’œuvre intellectuelle
de la BRT qui, après avoir perdu la recette
de l’eau chaude pendant plus de quarante
ans, vient seulement de la réinventer.
Comment a­t­on pu autant s’égarer en­
tre­temps? Les commentateurs sont una­
nimes : c’est Milton Friedman qui est à l’ori­
gine de la théorie de la valeur actionna­
riale. Comme si nous étions les victimes
d’une science économique qui aurait
connu des ratés. Mais Friedman, qui est bel
et bien à l’origine de cette perversion intel­
lectuelle, avait au moins l’avantage d’an­
noncer la couleur. Il était prêt à tout pour
contrer ce qu’il voyait comme du commu­
nisme, y compris à prendre quelques rac­
courcis avec la vérité (The Road from Mont
Pèlerin. The Making of the Neoliberal Thou­
ght Collective, Philip Mirowski et Dieter
Plehwe, Harvard University Press, 2009).
L’idéologie de la valeur actionnariale a
connu un immense succès du fait de sa
grande simplicité : elle est facile à com­
prendre, et facile à enseigner. Pourtant, elle
n’a jamais correspondu au droit, contraire­
ment à une mythologie bien installée, y
compris de ce côté de l’Atlantique. Comme
l’écrit sur son blog le meilleur spécialiste
américain du droit des sociétés, l’avocat
Martin Lipton : « Du point de vue juridique,
la gouvernance des parties prenantes recon­
naît que la principale obligation fiduciaire

de la direction et du conseil d’administra­
tion est de promouvoir la valeur à long
terme de la société et non de maximiser la
richesse de ses actionnaires. Pour s’acquitter
de cette obligation, le conseil d’administra­
tion utilise son jugement professionnel [bu­
siness judgment] pour concilier les intérêts
divergents des parties prenantes : employés,
clients, fournisseurs, environnement, com­
munautés et actionnaires. Si les administra­
teurs n’ont pas de conflit d’intérêts et s’effor­
cent de concilier les intérêts divergents des
parties prenantes et cherchent ainsi à pro­
mouvoir la création de valeur à long terme,
ils bénéficieront de la protection de la busi­
ness judgment rule. »
Ce qui veut dire que les tribunaux ne re­
mettront pas en cause les décisions, ni ne
mettront en jeu la responsabilité de diri­
geants qui ne maximiseraient pas la valeur
de l’action. C’était le cas avant la formula­
tion des principes énoncés il y a quelques
jours par la BRT, et ce sera bien évidem­
ment encore le cas après...

Montage de Ponzi à l’échelle planétaire
La question n’est donc pas de savoir si la
BRT a raison : bien sûr que oui... comme
en 1981! La question est de savoir com­
ment changer réellement la gouvernance
des entreprises. L’idéologie friedma­
nienne a débouché sur un formidable
montage de Ponzi à l’échelle planétaire. A
l’heure actuelle, nous détruisons collec­
tivement notre capital environnemental
et notre capital social pour maximiser les
profits. Quand il s’agit de capital finan­
cier, une telle manière de compter est une
fraude : on ne peut présenter comptable­
ment une consommation de capital
comme un revenu. Mais lorsqu’il s’agit de
consommer notre capital environne­
mental ou social, ce serait considéré
comme de la saine gestion au profit des
actionnaires?!
Il faut maintenant se mettre sérieuse­
ment au travail. Si nous changeons de per­
ception sur ce qui compte, il faut compter
différemment. La norme de préservation
du capital financier qui interdit les mon­
tages de Ponzi doit maintenant s’appli­
quer aux autres formes de capital – social,
environnemental – mobilisées par les
entreprises.

Jean-Philippe Robé est avocat
international aux barreaux de Paris
et de New York

Jean-Philippe Robé Quand le big


business réinvente l’eau chaude


L’avocat rappelle que la maximisation de la valeur actionnariale,
fruit d’une idéologie économique, n’a jamais été inscrite
dans le droit des sociétés, ni aux Etats­Unis ni en France

IL S’AGIT


D’UNE RUPTURE


AVEC LES NORMES


DOMINANTES


DEPUIS PLUSIEURS


DÉCENNIES


À L’HEURE ACTUELLE,


NOUS DÉTRUISONS


COLLECTIVEMENT


NOTRE CAPITAL


ENVIRONNEMENTAL


ET NOTRE


CAPITAL SOCIAL


POUR MAXIMISER


LES PROFITS

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