LE TEMPS MARDI 27 AOÛT 2019
10 Débats
Le conseiller fédéral
Ignazio Cassis a récem-
ment comparé la conférence des ambassa-
deurs, qui s’est ouverte hier à Berne, au
congrès d’un parti politique – un événe-
ment récurrent, parfois animé, souvent
ennuyeux, qui permet de fixer la ligne mais
qui ne remet pas en cause la pérennité de
la direction. Heureusement pour le chef du
DFAE, ses collaborateurs ne sont pas appelés
à se prononcer sur sa réélection... Les pannes
de l’été – affaires Pilatus et Philip Morris –
dénotent un manque de sensibilité politique
que l’on ne peut guère imputer aux fonction-
naires. Elles ont quelque peu occulté le rap-
port sur la «Vision de la politique étrangère
2028» publié le 2 juillet dernier.
Pourtant, le DFAE joue son rôle dans un
contexte mondial de plus en plus dange-
reux. Il n’est pas resté inerte dans la crise
du Golfe, agissant en toute discrétion, ce
qui l’empêche de revendiquer les quelques
succès remportés par sa politique de bons
offices, même au Venezuela où il ne dispose
que d’un demi-mandat. A part l’évolution
inquiétante de la situation mondiale, sur
laquelle ni les politiques ni les diplomates
ne se prononcent publiquement, trois sujets
préoccupent ces derniers: les risques d’une
spirale négative dans les relations entre l’UE
et la Suisse, la réforme de la DDC et la Stra-
tégie de politique extérieure 2020-2023, qui
devrait mettre en œuvre certains des postu-
lats contenus dans la «Vision 2028».
Dans une interview donnée à la chaîne TV de
la NZZ, le conseiller fédéral Cassis a déclaré
que la Suisse comptait reprendre langue avec
la Commission européenne dès que les par-
tenaires sociaux auraient présenté une solu-
tion acceptable pour la question des mesures
d’accompagnement. En fait, il envisage de
relancer alors une véritable négociation avec
Bruxelles, portant aussi sur les aides d’Etat et
la directive sur la citoyenneté européenne, ce
qui permettrait des concessions mutuelles et
croisées, mais sans remettre en cause la char-
pente de l’accord institutionnel. Il ne semble
pas faire grand cas de la position de l’UE, qui
refuse toute idée de renégociation et l’attri-
bue en partie au Brexit, prétendant que les
conditions seront plus favorables après le
31 octobre – ce qui s’apparente à du wishful
thinking.
Dans l’immédiat, les postes diplomatiques
ont pour consigne de se renseigner au plus
près sur la nouvelle Commission européenne
qui prend la relève à Bruxelles, de veiller à
ce que le dossier suisse ne soit pas relégué
au bas de la pile, loin derrière celui du Brexit
et des guerres commerciales de M. Trump,
et enfin d’éviter que les relations ne se dété-
riorent dans l’intervalle.
Le rapport «Vision 2028» prône à la fois le
maintien de la voie bilatérale, qui sera conso-
lidée par un accord institutionnel à venir, le
maintien de la coopération surtout dans le
domaine de la recherche, mais aussi le refus
d’un dialogue politique structuré avec l’UE,
car la Suisse entend mener une politique
étrangère autonome. Il s’agit de se faufi-
ler dans les bonnes grâces des pays les plus
puissants, en premier lieu les Etats-Unis,
«qui revêtent toujours une importance fon-
damentale pour la prospérité et la sécurité de
la Suisse», et également la Russie et la Chine.
Ce sont trois adversaires déclarés de l’Union
européenne et des valeurs qu’elle incarne.
Cependant, les relations que la Suisse entre-
tient avec l’UE constituent le point central de
sa politique étrangère. Elle se veut à la fois
«sûre d’elle-même, aux côtés et vis-à-vis de
l’Union» – belle prouesse gymnastique. En
fait, la Suisse ne considère plus qu’elle est
exposée solidairement aux mêmes risques
sécuritaires que ses voisins. En quête d’un
nouveau récit sur sa relation à l’Europe, dans
le cadre d’un «partenariat étroit et évolutif»,
elle souhaite cultiver ses relations avec cer-
tains des Etats membres (et d’autres pays)
dont les positions pourraient
converger avec les siennes. Du
grain à moudre pour les ambas-
sadeurs de Suisse... n
FRANÇOIS NORDMANN
Multinationales responsables:
la Suisse doit jouer son rôle
L’initiative populaire
pour des multinatio-
nales responsables a ouvert un large débat,
ne laissant personne insensible. L’enjeu est
pourtant simple: voulons-nous que les dom-
mages commis par certaines multinationales
restent impunis?
Lors de leur introduction, certaines dispo-
sitions telles que celles pour lutter contre
la corruption privée ou le blanchiment
d’argent avaient suscité de vifs débats. Pour-
tant, aujourd’hui, personne ne songerait à
remettre en question leur bien-fondé. Pour-
quoi en serait-il autre-
ment pour la respon-
sabilité en termes de
droits humains? Nous
en sommes convain-
cus: lorsqu’elles violent
les droits humains ou
polluent l’environne-
ment, les multinatio-
nales doivent rendre
des comptes. Pour cette
raison, nous soutenons
activement cette initia-
tive depuis son lance-
ment.
La Suisse, siège de
multinationales impor-
tantes, a un rôle cen-
tral à jouer sur ce plan.
Ainsi que le soulignait
John Ruggie, ancien
représentant spécial de
l’ONU pour la question
des droits de l’homme et des entreprises, la
responsabilité de celles-ci augmente avec le
chiffre d’affaires, et les géants comme Glen-
core, Syngenta ou LafargeHolcim sont à ce
titre les premiers concernés.
Il apparaît d’autant plus nécessaire d’adopter
un cadre légal au moment où nos voisins euro-
péens légifèrent également sur ces questions.
En France par exemple, les grandes entre-
prises ont désormais l’obligation d’analyser
leurs pratiques et de prendre des mesures adé-
quates. Dans le cas contraire, elles s’exposent à
une mise en demeure par la justice française,
à l’instar de celle lancée à l’encontre du groupe
Total pour ses activités à risque en Ouganda.
De par nos diverses fonctions, il nous a sou-
vent été donné l’occasion d’observer l’image
véhiculée par la Suisse à l’étranger. Ber-
ceau des Conventions de Genève, hôte des
plus grandes organisations internationales,
la Suisse se doit de promouvoir des valeurs
basées sur la responsabilité économique et la
protection des droits humains. Et ce, non seu-
lement à travers sa poli-
tique étrangère, enga-
gée en faveur de la paix
et des droits humains,
mais également au sein
des structures écono-
miques privées établies
sur son territoire. En
effet, qu’on le veuille
ou non, une multina-
tionale engage l’image
de la Suisse à l’étran-
ger en étant considé-
rée par ses partenaires
d’affaires comme l’une
de ses représentantes.
Laisser perdurer des
pratiques peu relui-
santes a donc souvent
pour conséquence de
nuire à la réputation de
notre pays.
Les autorités suisses
ne peuvent plus fermer les yeux sur ce type
d’agissements. Il est de leur responsabilité de
faire tout leur possible pour garantir le res-
pect des droits humains et la protection de
l’environnement.
Dans nos parcours respectifs, nous nous
sommes toujours engagés en faveur d’un par-
tenariat équilibré entre la politique, l’écono-
mie et la société civile. Le Conseil des Etats a
maintenant l’occasion de faire de même en
soutenant le contre-projet du Conseil natio-
nal à l’initiative pour des multinationales res-
ponsables lors de sa prochaine session parle-
mentaire. Il est d’ailleurs réjouissant de voir de
plus en plus d’acteurs, tels que la Fédération
des entreprises romandes, le Centre patronal
et les ministres cantonaux de l’Economie, s’en-
gager en faveur du compromis sur la table.
Dans le cas où les parlementaires resteraient
sourds à ces revendications, la campagne en
faveur de l’initiative pour des multinationales
responsables s’annonce particulièrement
intense. Nous avons assisté à bon nombre
d’entre elles, mais celle-ci dépasse de loin ce
que nous avons pu observer jusqu’à présent.
Il est impressionnant de voir que l’initiative
fédère d’ores et déjà un très large éventail
de citoyen-ne-s: plusieurs milliers de béné-
voles s’engagent partout en Suisse au sein de
250 comités locaux, sensibilisant les citoyen-
ne-s de leurs communes respectives. La société
civile, soutenue par de plus en plus d’entre-
preneur-e-s et d’élu-e-s de toutes tendances
politiques, semble plus que jamais détermi-
née, le cas échéant, à mener à nos côtés une
campagne victorieuse pour qu’enfin les mul-
tinationales peu scrupuleuses répondent de
leurs actes. n
Qu’on le veuille
ou non, une
multinationale
engage l’image de
la Suisse à l’étranger
en étant considérée
par ses partenaires
d’affaires comme l’une
de ses représentantes
Un Brexit tumultueux
marque déjà l’année
- Mais qu’est-ce que cela signifie pour le
destin du régionalisme dans le monde en géné-
ral? Il y a dix ans, l’idée de l’intégration régio-
nale était une source d’optimisme: le régiona-
lisme représentait la nouvelle formule pour
une structure stable de la société internatio-
nale, après la fin du monde bipolaire. On espé-
rait que les organisations régionales écono-
miques et sécuritaires allaient former les blocs
d’un édifice mondial aussi paisible que pros-
père.
Maintenant, le régionalisme est en perte
de vitesse. En Europe, cette tendance a com-
mencé par la crise de 2008 et la volte-face de
l’Islande qui a abandonné sa demande d’adhé-
sion à l’Union européenne en 2013. Les deux
grands pays anglo-saxons, le Royaume-Uni et
les Etats-Unis, ont tourné le dos au régiona-
lisme: le Royaume-Uni en plébiscitant sa sor-
tie de l’Union européenne et les Etats-Unis
de Donald Trump en quittant le Partenariat
Trans-Pacifique (TPP) et en secouant profon-
dément l’Accord de libre-échange nord-améri-
cain (Alena). L’absence de soutien de ces deux
pays qui portent le flambeau du libéralisme
occidental est un coup dur pour le régiona-
lisme.
Assistons-nous pour autant à la fin du régio-
nalisme? C’est peu probable. L’Union euro-
péenne est une forme avancée de coopéra-
tion régionale, mais non pas la seule même en
Europe, où subsiste l’Association européenne
de libre-échange (AELE), dont le Royaume-Uni
fut l’instigateur et dont la Suisse fait toujours
partie.
Il existe plusieurs niveaux de coopération
régionale dans le monde. D’abord, il y a des
régions qui n’ont pas le sens du régionalisme,
comme le Moyen-Orient. Ensuite, il y a les asso-
ciations de libre-échange, comme l’AELE et
l’Alena, dont les pays membres ont choisi une
version «soft» limitée au libre-échange com-
mercial. Une troisième forme de régionalisme
«de bas en haut» est apparue en Asie de l’Est
par l’expansion de chaînes d’approvisionne-
ment régionales, mais sans institutions poli-
tiques d’intégration du type européen. Fina-
lement, il y a l’intégration économique et
politique «de haut en bas» qui est la plus pous-
sée dans l’Union européenne et où les décisions
politiques sont prises par des «visionnaires»
(dont les grands pas en avant sont parfois reje-
tés par des référendums populaires).
Le régionalisme est un phénomène récent,
la première organisation régionale moderne
étant la Ligue arabe fondée en mars 1945.
Contrairement aux empires d’un autre temps,
le régionalisme est basé sur une coopéra-
tion pragmatique entre Etats qui ont le droit
de se retirer. Ensuite, il a évolué par vagues
mondiales. Les apparitions dans un premier
temps des Communautés européennes en 1957
et dans un deuxième temps de l’Union euro-
péenne en 1995 ont poussé deux vagues de
création et de renforcement d’organisations
régionales dans d’autres régions. Néanmoins,
chacune de ces vagues était suivie d’un recul.
Les développements politiques ont un effet
fort sur la dynamique du régionalisme. Le choc
entre deux visions de régionalisme (celle de
l’Union européenne et celle de l’Union éco-
nomique eurasiatique) en 2014 en Ukraine
fut un coup sévère pour l’idée du régiona-
lisme. En Amérique latine, le Mercosur, ins-
piré par l’Union européenne, était soutenu
par les régimes de gauche de Lula, Kirchner,
entre autres. Maintenant, avec le recul de ces
régimes, le Mercosur se trouve dans une phase
difficile, tandis que l’Alliance du Pacifique
(Chili, Pérou, Colombie et Mexique), d’inspi-
ration plutôt libérale, se porte bien.
La société mondiale a besoin de structure,
et le régionalisme a son rôle à jouer afin que
l’humanité réussisse à faire face aux défis
croissants de l’hypermondialisation: les défis
environnementaux – comment arrêter la des-
truction de la planète par une action collective
digne de l’Homo sapiens – et les défis politiques
- comment préserver les valeurs libérales tout
en respectant autrui. Il est essentiel de gar-
der l’équilibre entre la gestion de la société
humaine aux niveaux différents – étatique,
régional et mondial.
Il sera difficile pour le Royaume-Uni de se
retrouver seul dans le monde d’aujourd’hui.
De leur côté, les Etats-Unis doivent se rendre
compte que leur grande victoire diplomatique
au XXe siècle n’était pas due à l’isolationnisme
ou à des aventures interventionnistes mais à la
coopération, comme la création de l’ONU qui
leur a permis de se développer et de devenir
la plus grande puissance du monde pendant
des décennies de paix. C’est au tour du régiona-
lisme maintenant d’être compris et soutenu. n
Dans le monde, le régionalisme
est en perte de vitesse
Contrairement aux
empires, le régionalisme
est basé sur une
coopération pragmatique
entre Etats qui ont
le droit de se retirer
OPINION
OPINION
MARIO APOSTOLOV
PROFESSEUR ADJOINT,
INTERNATIONAL UNIVERSITY
IN GENEVA
CORNELIO SOMMARUGA
ANCIEN PRÉSIDENT DU COMITÉ
INTERNATIONAL DE LA
CROIX-ROUGE (CICR) ET MEMBRE
DU COMITÉ D’INITIATIVE
MICHELINE CALMY-REY
ANCIENNE CONSEILLÈRE
FÉDÉRALE ET MEMBRE
DU COMITÉ D’INITIATIVE
«Aux côtés et vis-
à-vis de l’UE»: les
contorsions de la
diplomatie suisse
Le corps livré
au numérique
«La première fois
que j’ai utilisé mon
empreinte digitale
pour effectuer un
paiement via une
application sur
mon smartphone,
le geste ne m’a pas
semblé anodin
du tout. Utiliser
ces lignes
incrustées dans la
peau depuis notre
naissance pour
piloter un flux
monétaire
m’a paru d’emblée
une alliance
d’un genre
nouveau, inconnu,
incertain», écrit
sur son blog
la théologienne
Claire Clivaz.
A lire sur le site
du «Temps» à
l’adresse https://
blogs.letemps.ch
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