Temps - 2019-08-27

(Martin Jones) #1
De manière plus ou moins déclarée, la guerre des mon-
naies est relancée depuis début août. Une émanation de la
guerre commerciale dans laquelle il y a deux belligérants
identifiés: les Etats-Unis et la Chine, dont le yuan, ce lundi,
a atteint son plus bas niveau depuis onze ans face au dollar.
«Celui qui gagne n’est pas celui qui déprécie le plus sa
monnaie. C’est celui qui a une économie capable de main-
tenir une monnaie faible pendant longtemps et d’y résis-
ter.» Le spécialiste en devises de la banque Standard Char-
tered, Geoffrey Kendrick, a cosigné une étude publiée la
semaine dernière. Elle est intitulée «Building a currency
war army», littéralement «Monter une armée pour une
guerre des changes».
Si l’actualité sino-américaine l’a incité à réaliser cet exer-
cice, celui-ci vaut pour tous les pays développés et émer-
gents. Une sorte de mode d’emploi, en quatre points, de
la guerre des monnaies.

1•L’INFLATION
Une monnaie plus faible agit sur l’inflation. A la hausse,
puisque les biens importés de l’étranger se renchérissent.
Cela concerne notamment l’alimentaire. «Le risque de pro-
voquer des tensions sociales, si les prix des biens de pre-
mière nécessité augmentent, est un frein à la volonté d’un
pays de dévaluer sa monnaie», souligne Geoffrey Kendrick.
De plus, «une inflation qui augmente peut empêcher une
banque centrale de baisser ses taux, donc de soutenir une
économie en difficulté».
Les monnaies les plus exposées à ces phénomènes pro-
viennent toutes des économies émergentes. L’Inde, les
Philippines, la Russie, la Chine... A l’autre extrémité, les
moins sensibles sont la Suisse, le Royaume-Uni, la zone
euro ou les Etats-Unis.

2•LA DETTE
La question de la dette concerne quasi exclusivement
les pays émergents. Ce sont surtout eux dont les entités
publiques et les entreprises ont émis des titres de dettes
en monnaies étrangères (dollars, euros, francs, yens...).
Si leur monnaie locale baisse, mécaniquement, la valeur
de l’endettement en devises étrangères augmente. Donc
le risque de défaut également. Pour certains pays, ce lien
«rend presque impossible de lutter dans une guerre des
monnaies», tranche Geoffrey Kendrick.

3•LES ACTIONS
Ici, l’étude est claire: la relation entre une monnaie et
son marché actions aide les pays développés et pénalise
les émergents. Si leur monnaie domestique baisse, les
exportateurs des économies développées gagnent en com-
pétitivité et en revenus à l’étranger. Donc les attentes de
bénéfices augmentent, donc leurs actions aussi. Si le dol-
lar ou l’euro baissent, les gérants vont réajuster les porte-
feuilles en faveur de ces monnaies, notamment en investis-
sant dans des titres locaux. Et ce, au détriment des titres
de pays émergents.

4•LES OBLIGATIONS
C’est le point pour lequel les différences entres pays sont
les moins nettes, observe Geoffrey Kendrick. La question,
ici, est de connaître le statut des monnaies en question.
Donc le comportement qu’adoptent les investisseurs,
lorsque le marché obligataire est en hausse ou en baisse.
«La relation entre monnaies et rendements des obliga-
tions aide les pays avec des monnaies de croissance»,
résume l’expert. L’Australie, le Canada ou le Royaume-
Uni. En revanche, oppose-t-il, cette relation pénalise les
pays dont la monnaie est une valeur refuge (Suisse, Nor-
vège ou Japon) ainsi que les économies émergentes forte-
ment endettées (Afrique du Sud, Turquie ou Inde).

A l’image de ce dernier chapitre, la réalité est moins élé-
mentaire que ce mode d’emploi. Pour les Etats-Unis, le dol-
lar est une monnaie qui a deux rôles distincts, en fonction
des situations. Parfois valeur refuge, que l’on achète en cas
de doutes sur l’avenir, parfois monnaie de croissance, que
l’on achète en cas de certitudes.
Du côté de la Chine aussi, il y a des nuances. Une déprécia-
tion du yuan fait baisser les rendements obligataires (donc
le coût de l’endettement des entreprises). En revanche, il
pénalise le marché boursier et expose davantage le pays
à une hausse de l’inflation que son adversaire américain.
Néanmoins, les restrictions sur la mobilité des capitaux
permettent à Pékin d’avoir un meilleur contrôle sur son
renminbi. «Le contexte politique chinois est plus propice
pour mener une guerre des monnaies de manière proac-
tive», affirme Geoffrey Kendrick.
Il y a toutefois une question à laquelle son étude ne
répond pas: quelqu’un pourrait-il vraiment sortir gagnant
d’une guerre monétaire entre les deux principales éco-
nomies mondiales? Si elle vient s’additionner à la guerre
commerciale, il y a fort à parier qu’elle fera plus de vic-
times que de gagnants. n

Guerre des monnaies,


mode d’emploi


Grâce à leurs politiques moné-
taires révolutionnaires, et à leurs
achats massifs d’obligations, les
banques centrales  ont évité au
monde post-2008 d’entrer dans
une dépression et déflation. Mais
une des conséquences a été de
pousser les taux d’intérêt en des-
sous de zéro, à tel point qu’au-
jourd’hui une grande partie des
emprunteurs en francs, euros,
yens (environ 15 000 milliards de
dollars) reçoivent des intérêts plu-
tôt qu’ils n’en payent.
Nos économies ont toujours
reposé sur un principe fort: les
détenteurs de capital prêtent une
partie de leur fonds, pour autant
qu’ils reçoivent, en contrepartie
du risque pris, une rémunération,
et ceux qui ont besoin de capital
payent un intérêt au créancier et
l’intègre dans leurs plans d’inves-
tissement et espérances de ren-
dement. Mais aujourd’hui la règle
s’est inversée. Cela signifie-t-il que
prêter ne comporte plus de risque,
puisqu’il n’y a plus de compensa-
tion envers le créancier? Jusqu’à
quel niveau d’intérêt négatif l’épar-
gnant-créancier acceptera-t-il de
prêter en payant un intérêt? Est-ce
que les investissements financés
par cette dette sans intérêt sont
plus risqués puisque les coûts
sont inexistants? Et comment
évalue-t-on un investissement
avec des taux négatifs? Est-ce que
la valeur future est inférieure à
celle d’aujourd’hui?
Les banques centrales ont donc
franchi un Rubicon dans la pen-
sée financière. Mais une plus
grande révolution est en marche...
En effet, alors que la croissance
mondiale s’affaiblit dangereuse-
ment sous les mesures protection-
nistes menées par les Etats-Unis et


la Chine, chacun se rend compte
que dans la prochaine récession
les récents outils extraordinaires
de politique monétaire n’auront
plus autant les mêmes effets posi-
tifs sur les agrégats économiques.
Les banques centrales vont-elles
alors louer l’hélicoptère de Ben
Bernanke et distribuer directe-
ment du cash aux consomma-
teurs, comme l’avait imaginé le
précédent gouverneur de la Fed?
Dans un monde normal, cette
idée serait balayée d’un revers
de la main. Pourtant... le constat
est assez clair: la création de mon-
naie par les banques centrales
n’arrive pas assez vite dans l’éco-
nomie réelle, elle transite et s’ar-
rête en partie dans les marchés
financiers et les Etats. Les ren-
dements obligataires baissent et
les actions montent, mais l’infla-
tion et la croissance stagnent. Et
si l’argent créé finance des défi-
cits budgétaires censés relancer
la croissance, il reste souvent pri-
sonnier de décisions politiques
lentes, peu courageuses, et ineffi-
caces. Il faut donc «ubériser», éli-
miner l’intermédiation financière
et étatique, pour atteindre direc-
tement les consommateurs. Cette
proposition semble folle, mais le
risque d’affronter une déflation
sans nouveaux moyens extraor-
dinaires pour la combattre lui
donne de la raison. Personne n’est
prêt à accepter un ajustement à
la Schumpeter, risquant de tout
détruire pour mieux repartir.
Les questions techniques sont
nombreuses. Comment distribuer
cette création monétaire? Avec des
chèques, avec des digital coins?
Quel montant? Un montant iden-
tique pour tous? A quel rythme?
Une seule fois? Quand faut-il stop-

per la distribution? Ces questions
seront probablement résolues par
les ingénieurs et les économistes.
En revanche, il faut avant tout trou-
ver des réponses à deux questions
fondamentales.


  1. Le risque d’aléa moral: com-
    ment éviter que cela ne devienne
    un oreiller de paresse pour les
    autorités politiques, et comment,
    avec cette mesure, ne pas rompre
    le lien éthique qui lie depuis tou-
    jours les valeurs travail et rému-
    nération?

  2. Le risque de chaos dans les
    devises: contrairement aux pro-
    grammes actuels qui gonflent le
    bilan des banques centrales avec
    des actifs financiers réels, cette
    nouvelle politique gonflerait le
    passif de leur bilan (offre de mon-
    naie), mais sans contrepartie à l’ac-


tif (la monnaie est donnée et non
prêtée). Les banques centrales
devraient alors supporter des
pertes comptables immédiates.
Comment éviter que la valeur
des devises ne baisse en propor-
tion? La confiance dans une devise
repose également malgré tout sur
la qualité et la stabilité du bilan de
la banque centrale.
La Suisse n’est pas confron-
tée aux mêmes problèmes que
les autres pays. Certes, la hausse
du franc contribue au phéno-
mène déflationniste en Suisse, et
la Banque nationale suisse (BNS)
utilise également son bilan pour
lutter contre ce phénomène; mais
la Confédération est peu endettée
et elle a les moyens de mettre en
œuvre une politique budgétaire
de relance traditionnelle. L’Alle-
magne, dans la même situation, s’y
prépare activement. Profitons de
l’occasion pour imaginer des pro-
grammes de relance afin de favo-
riser la transition écologique, fai-
sant ainsi d’une pierre deux coups.
La BNS n’a donc, contrairement
aux autres banques centrales,
pas besoin de se lancer dans cette
méga-révolution. A moins que
les autres banques centrales ne
s’y adonnent et provoquent ainsi
une chute de leurs devises contre
le franc... Et ce jour-là, le Super
Puma de Thomas Jordan devra
être aussi puissant que celui de
Ben Bernanke ou Super-Chris-
tine Lagarde... n

Demain la BNS rase gratis?


Il faut «ubériser»,


éliminer


l’intermédiation


financière


et étatique,


pour atteindre


directement les


consommateurs


Les dettes du microcrédit, une


catastrophe humaine et écologique


Alors que le G7 qui vient de se réunir en
France entend promouvoir l’entrepreneuriat
des femmes africaines via l’accès au crédit, le
microcrédit, encensé dans les années 2000,
ne fait depuis les années 2010 parler de lui que
pour ses effets néfastes sur les client(e)s des
institutions de microfinance.
Le rapport publié ce mois-ci par une ONG
cambodgienne de défense des droits humains
(Licadho) confirme des dérives déjà largement
soulignées par diverses équipes de recherche
en sciences sociales et dénoncées par des acti-
vistes du CADTM (Comité
pour l’annulation des dettes
illégitimes).
L’étude de cette ONG
démontre que l’agressi-
vité commerciale des ins-
titutions de microfinance
couplée à la concurrence
acharnée entre orga-
nismes de microcrédit
pousse les familles endet-
tées à prendre de nouvelles
dettes et à tomber dans
une spirale de surendet-
tement. Le rapport met
en lumière des sacrifices
démesurés de la part de ces
familles pour rembourser
leurs dettes: travail d’enfants, esclavage pour
dette, expulsion du domicile, migration forcée
jusqu’à la perte de leurs terres pour les pay-
sans. Or, les dégâts environnementaux sur le
long terme peuvent être problématiques, car
certaines terres seraient utilisées pour des
constructions touristiques, et cela interroge
aussi l’avenir de ces paysans déchus de leur
outil de travail.
Rappelons que la situation précaire de cette
frange de la population (absence de protection
sociale, écoles publiques de mauvaise qualité,
services de base défaillants, etc.) les pousse à
s’endetter pour survivre, alors que ces orga-
nismes prétendent qu’ils servent à financer
des activités productives. Dès lors, leur quoti-


dien se trouve rythmé par les remboursements
et les multiples pressions subies tandis que le
futur est confisqué par les sacrifices pour se
libérer de ces dettes.
La situation des femmes ciblées par la micro-
finance et souvent les plus exposées aux pres-
sions car vues comme plus «dociles» n’est pas
développée par les auteurs du rapport qui
concèdent que cette problématique mérite-
rait d’être approfondie.
Pourtant, le secteur de la microfinance au
Cambodge n’est pas isolé, il est largement sur-
veillé en raison des impor-
tantes ressources finan-
cières étrangères qu’il
draine, comme le souli-
gnait le rapport de Sym-
biotics sur les Microfinance
Investment Vehicles (MIV)
publié en 2018. Or, ces
investisseurs étaient infor-
més des risques de suren-
dettement qui prévalaient
au Cambodge.
En effet, les experts
du secteur s’attendaient
depuis longtemps à l’écla-
tement de la bulle cambod-
gienne qui compte plus de
2 millions d’emprunteurs,
même si les coûts humain et écologique étaient
sans doute difficiles à évaluer.
Ajoutons que ces situations individuelles tra-
giques contrastent avec le caractère juteux de
ce secteur pour les investisseurs internatio-
naux et notamment européens qui continuent
de réaliser des profits. Une ONG française avait
d’ailleurs réalisé des profits indécents lors de
la revente de ses parts d’Amret, l’un des prin-
cipaux acteurs du secteur.
On ne peut qu’interroger cette forte accumu-
lation de richesses par ces investisseurs via l’ex-
ploitation des plus précaires de la planète.
Pourtant, cette situation d’une microfinance
financièrement très rentable mais humaine-
ment, socialement et écologiquement intenable

n’est pas exceptionnelle, ses liens avec les dyna-
miques d’accumulation du capitalisme finan-
ciarisé sont bien connus des chercheurs en
sciences sociales et les pratiques prédatrices
d’endettement concernent désormais toutes
les franges de la population mondiale: étu-
diant(e)s, migrant(e)s, paysan(e)s, salarié(e)s,
chômeu(ses)rs, etc.
Cependant, éclairer ces dynamiques prend
du temps et impose des approches basées sur
des recherches qualitatives approfondies. Les
indicateurs de performance sociale restent très
superficiels et s’avèrent incapables de capturer
des dynamiques plus profondes.
La dette n’est pas intrinsèquement «mau-
vaise», ce que démontrent les travaux de
socio-économistes francophones sur des
exemples contemporains. Par ailleurs, les
exemples historiques abondent éclairant des
régimes de dettes soucieux d’un certain équi-
libre entre l’exploitation économique et le
maintien d’une certaine harmonie des clans,
familles et de leurs attaches sociales, territo-
riales, politiques ou religieuses. L’enjeu étant
que les règles du jeu permettent réellement aux
débiteurs de se libérer de leurs dettes et non
de les laisser sombrer dans des spirales d’en-
dettement infinies.
La microfinance commerciale doit absolument
rétablir les rapports de force en faveur des débi-
teurs et endiguer cette prédation institution-
nalisée sur des systèmes locaux de protection
sociale (entraide familiale et communautaire)
ou de production déjà fragilisés par le système
économique global qui met en concurrence les
ressources naturelles, humaines et sociales du
monde entier. Il devient urgent de revisiter en
profondeur cet ensemble. n

«On ne peut


qu’interroger cette


forte accumulation


de richesses par


des investisseurs


via l’exploitation


des plus précaires


de la planète»


MICHEL JUVET ASSOCIÉ CHEZ BORDIER & CIE

SOLÈNE MORVANT-ROUX
PROFESSEURE ASSISTANTE
À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE
ET MEMBRE DU COMITÉ
SCIENTIFIQUE DE LA FONDATION
ZOEIN

SERVAN PECA
t @servan

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