Temps - 2019-08-27

(Martin Jones) #1

4 Temps fort


LE TEMPS MARDI 27 AOÛT 2019

MICHEL GUILLAUME
t @mfguillaume


Y a-t-il une part d’arbitraire dans
l’accès aux traitements innovants
dans la lutte contre le cancer et les
maladies rares? Plusieurs témoi-
gnages peuvent en tout cas le laisser
croire. Philippe Randin, ex-député au
Grand Conseil vaudois, fait partie des
heureux. Souffrant depuis avril 2015
d’un cancer du poumon, il bénéficie
depuis deux ans d’un nouveau trai-
tement d’immunothérapie qu’il suit
toutes les trois semaines en ambula-
toire au CHUV. Il ne le cache pas: sa
thérapie a déjà coûté 460’000 francs
au total. Grâce à ce traitement dont
les effets sont quasi miraculeux dans
certains cas, l’ancien conseiller muni-
cipal de Château d’Oex, âgé de 66 ans,
peut vivre une vie normale et s’adon-
ner à sa passion de la randonnée en
effectuant des balades de trois à cinq
heures en montagne. Il est recon-
naissant au système de santé suisse:
«Nous sommes privilégiés en Suisse,
plus particulièrement au CHUV, car 95
à 99% des patients ont accès à tous les
médicaments oncologiques.»
Anne Deluz n’a pas cette chance.
Cette réalisatrice indépendante gene-
voise de 55 ans, atteinte d’un cancer
du sein invasif, se bat depuis un an
pour bénéficier aussi d’un traite-
ment d’immunothérapie qui coûte-
rait environ 100 000 francs par an.
Mais sa caisse maladie refuse de le
prendre en charge, estimant que
le bénéfice thérapeutique n’est pas
prouvé. Son oncologue insiste alors
et obtient de l’entreprise pharmaceu-
tique qu’elle lui fournisse le médi-
cament gratuitement durant trois
mois, de manière à pouvoir vérifier
si la patiente y est réceptive. Nouveau
refus de l’assurance. Ce printemps,
elle décide d’assumer seule le coût du
traitement avant que la Société suisse
des auteurs ne lance une opération
de «crowdfunding» qui lui assure son
financement jusqu’à la fin de l’année.


«Le combat de trop»
Ce combat contre son assurance,
c’est le «combat de trop» pour Anne
Deluz. «Il y a une zone grise concer-
nant ces nouveaux traitements. En
tant que patient, c’est très doulou-
reux à vivre, car on se sent réduit
à une statistique», témoigne-t-elle.
Quand on lui dit que le système suisse
de santé est l’un des meilleurs et des
plus solidaires du monde, elle répond
«qu’il y a parfois des mythes qui s’ef-
fondrent».
Chaque année, 40 000 personnes
sont atteintes d’un cancer en Suisse.
Si ce diagnostic n’est plus synonyme
de mort, les thérapies innovantes
pour le combattre sont devenues
très coûteuses. De plus en plus sou-
vent, elles ne figurent pas sur la liste
des spécialités. Leur remboursement
dépend dès lors de l’application de


Lorsqu’un médecin prescrit un médicament «hors étiquette», l’ordonnance confère à l’assurance maladie un énorme pouvoir. C’est elle qui décide si elle rembourse ou non. (STEFAN WERMUTH/REUTERS)

Dans la jungle des médicaments chers

SANTÉ Lorsqu’un traitement cher innovant ne figure pas sur la liste des spécialités, les patients sont pris en tenaille entre leur caisse


maladie et l’industrie pharmaceutique, ce qui peut conduire à des injustices


l’article 71 de l’Ordonnance sur l’as-
surance maladie, qui règle les excep-
tions, appelées «cas individuels ou
hors étiquette».
Or, ces exceptions, si elles ne
deviennent pas encore la règle,
croissent de manière exponentielle.
En 2014, l’Office fédéral de la santé
publique (OFSP) les chiffrait encore
entre 6000 à 8000 cas. Aujourd’hui,
selon les estimations de l’industrie
pharmaceutique, elles s’élèvent à
quelque 30 000 cas. Dans l’oncologie,
un tiers des traitements relèvent de
l’article 71.

Le pouvoir des caisses
C’est là que le bât blesse. Lors-
qu’un médecin prescrit un médica-
ment «hors étiquette», l’ordonnance
confère à l’assurance maladie un
énorme pouvoir. C’est elle qui décide
si elle rembourse ou non. «Sur la base
d’un même diagnostic, nous avons
l’impression que le système actuel
conduit à des injustices et à de l’ar-
bitraire, selon les caisses et les can-
tons», déplore Franziska Lenz, res-
ponsable des affaires publiques de
la Ligue suisse contre le cancer. Bien
sûr, le patient peut entamer une pro-
cédure juridique à ses frais. «Mais ce

n’est éthiquement pas acceptable, car
cela ne correspond pas à l’esprit de
solidarité de notre système de santé»,
ajoute-t-elle.
Soit dit en passant, la Suisse
romande ne peut pas se plaindre,
car la mise en œuvre de l’article 
semble beaucoup plus restrictive
outre-Sarine. Selon un sondage que
la Ligue suisse contre le cancer a
effectué auprès de 120 oncologues,
les Romands et les Tessinois sont 55%
à s’en déclarer «très ou plutôt satis-
faits», tandis que les Alémaniques ne
le sont qu’à moins de 30%.
Placées sur le banc des accusés, les
caisses précisent que leurs méde-

cins-conseils ont unifié leurs pratiques
grâce à un outil récemment optimisé
(«OLU»), qui classe les cas en quatre
catégories. Dans les deux premières
(A et B), il est établi que le traitement
est efficace selon plusieurs études qui
l’affirment. Ici, les assurances donnent
leur feu vert. La catégorie C conduit à
la recommandation d’un essai théra-
peutique, initialement financé par
l’entreprise pharmaceutique jusqu’à
ce qu’un effet soit prouvé. La catégo-
rie D entraîne le rejet de la demande.

La question du bénéfice
thérapeutique
«Les caisses ont la responsabilité
d’examiner en détail l’adéquation et
l’efficacité d’un traitement pour un cas
particulier afin d’éviter des coûts inu-
tiles à la charge des assurés», explique
Marianne Eggenberger, pharmacienne
et responsable de projet «Médica-
ments» à l’association Santésuisse.
En résumé: si un traitement ne permet
pas d’améliorer de manière significa-
tive l’état de santé d’un patient dont la
vie est en danger, c’est non.
Les caisses craignent désormais que
l’article 71 ne devienne pour l’indus-
trie pharmaceutique une voie paral-
lèle à l’inscription d’un médicament

sur la liste des spécialités. Normale-
ment, l’OFSP devrait respecter un
délai de 60 jours pour ce faire après
qu’un nouveau médicament a été
autorisé par l’instance compétente
(Swissmedic). Or, dans l’oncologie,
ce délai est passé à 410 jours, ce qui
fait dire à l’industrie pharmaceutique
que «l’accès des patients aux médica-
ments innovants est menacé».
Accusée de s’offrir des marges
«exorbitantes» de 20% sur ses pro-
duits, l’industrie pharmaceutique
rétorque qu’elle contribue elle aussi
à la maîtrise des coûts de la santé.
«Actuellement, les nouveaux médi-
caments innovants contre le can-
cer et autres maladies graves ne
sont généralement admis dans la
liste des spécialités par l’OFSP que
pour une durée limitée à un ou deux
ans. En 2016 et 2017, cela a entraîné
des économies supplémentaires
de 105  millions de francs», sou-
ligne Cécile Rivière, la porte-parole
d’Interpharma. «Il faut également
tenir compte du fait que des médi-
caments plus efficaces font baisser
les coûts de la santé à long terme,
car ils accélèrent la guérison et per-
mettent d’éviter des traitements sub-
séquents.» n

«Nous avons


l’impression


que le système


actuel conduit


à des injustices


et à de l’arbitraire»
FRANZISKA LENZ, RESPONSABLE
DES AFFAIRES PUBLIQUES DE LA LIGUE SUISSE
CONTRE LE CANCER

Pascal Strupler dirige l’Office fédéral
de la santé publique (OFSP) depuis
2010, un office constamment
sous pression dans le dossier
ultrasensible des coûts de la
santé. En mai dernier,
celui-ci avait tiré la sonnette
d’alarme quant au danger d’une explo-
sion du coût des médicaments anti-
cancéreux.

Certaines caisses remboursent les trai-
tements innovants, d’autres pas. Le sys-
tème actuel est-il arbitraire? Il est exa-
géré de qualifier le système
d’arbitraire. Le remboursement des
médicaments off-label est autorisé
uniquement dans le respect d’un
cadre légal strict. Mais il est vrai que
plusieurs cas dont nous avons eu
connaissance posent problème. Nous
sommes en train de procéder à une

évaluation dont les résultats seront
connus courant 2020. Nous propose-
rons ensuite des mesures le plus rapi-
dement possible.

Lorsqu’une caisse est d’accord de rem-
bourser un médicament, elle négocie un
rabais sans que vous soyez informé. Ce
système ne manque-t-il pas totalement
de transparence? Je com-
prends qu’on puisse le voir
ainsi. Mais le législateur a
confié aux assureurs l’exa-
men des critères requis pour
un remboursement off-label. Les
assureurs fixent les prix en fonction
du bénéfice thérapeutique pour le
patient. Le manque de transparence
est en soi regrettable. Mais dans ce cas
de figure, cela ne nuit pas au patient.

Les cas relevant de l’article 71 sont en
hausse exponentielle. Craignez-vous
une explosion du coût des médicaments?
Le problème de l’augmentation du
nombre de médicaments chers ne
concerne pas seulement ceux qui sont
«off-label», mais l’ensemble des médi-
caments sur le marché. Le Conseil

fédéral prévoit plusieurs mesures
pour maîtriser leur hausse, notam-
ment l’introduction d’un système de
prix de référence pour les médica-
ments génériques.

Avant d’inscrire un médicament cher sur
la liste des spécialités, l’OFSP négocie son
prix avec le fabricant, mais sans connaître
les rabais que celui-ci accorde à l’étranger.
Vous sentez-vous impuissant? Ce sys-
tème de prix avec rabais est une réalité
internationale regrettable. Nous
n’avons pour l’instant pas d’autre choix
que d’accepter ce système. Mais nous
ne nous sentons pas impuissants. Au
contraire, nous nous efforçons de trou-
ver de nouvelles solutions pour que la
population puisse accéder aux nou-

veaux traitements le plus rapidement
possible, et cela au prix le plus abor-
dable. Parallèlement, nous travaillons
au sein de comités internationaux pour
améliorer la transparence sur les prix
des médicaments.

De plus en plus de patients recourent au
financement participatif pour se payer
des médicaments chers. Un constat
d’échec pour le système de santé suisse?
Il est évidemment inacceptable que
des personnes gravement atteintes
dans leur santé doivent recourir à la
charité pour accéder à leur traite-
ment. Le législateur a défini les condi-
tions du remboursement des médica-
ments. De façon générale, nous
devons faire tout ce qui est possible
pour obtenir des prix abordables pour
des médicaments vraiment efficaces.
A cette fin il faut que des preuves
scientifiques soient disponibles pour
vérifier l’efficacité du médicament,
que le prix corresponde à l’avantage
indiqué et que le médicament soit
financièrement abordable. C’est dans
ce cadre-là que nous souhaitons
agir. n PROPOS RECUEILLIS PAR M. G.

RÉFORME Le chef de l’Office fédéral
de la santé publique (OFSP) déplore
l’opacité du système concernant la
fixation des prix des médicaments
chers. Il annonce des mesures pour
2020

«Le manque de transparence est regrettable»


INTERVIEW


PASCAL STRUPLER
DIRECTEUR DE L’OFFICE
FÉDÉRAL DE LA SANTÉ
PUBLIQUE

De 2014 à 2017,
le coût des
médicaments
par tête d’habitant
à la charge de
l’assurance de base
a augmenté de 14%,
passant de 718 à
814 francs par an.

Selon des données
de l’association
faîtière des caisses
Curafutura,
les assureurs
ont remboursé
pour 931 millions
de francs de frais
de médicaments
anticancéreux en
2018, un chiffre
en hausse de 54%
ces cinq dernières
années.

L’oncologie est
le secteur qui pèse
le plus dans la
facture globale
des médicaments
de l’assurance
obligatoire,
qui s’est élevée
à 6,8 milliards de
francs l’an dernier.
LT

EN CHIFFRES


La santé est l’un des principaux
sujets de préoccupation des
Suisses. A l’heure de l’annonce
des primes maladie, «Le Temps»
et «l’Illustré» organisent un
grand forum pour en débattre.

Date de l’événement
Le 26 septembre,
de 16h à 19h
◆ ◆ ◆
Amphimax,
Université de Lausanne

Inscription et programme
http://www.letemps.ch/forumsante
Free download pdf