Echos - 2019-08-28

(lily) #1

10 // SÉRIES D'ÉTÉ Mercredi 28 août 2019 Les Echos


dont la Silicon Valley a le secret. La viande
propre – « clean meat » – s’inscrit dans cette
même philosophie qui fait de la rupture
technologique le moteur principal du pro-
grès. En l’espèce, tout commence en 2011.
Cette année-là, Sergey Brin décide de soute-
nir financièrement les travaux de Mark Post,
professeur de physiologie vasculaire à l’uni-
versité de Maastricht, aux Pays-Bas. Au
milieu des années 2000, celui-ci a com-
mencé à travailler sur la mise au point d’une
viande de culture, un domaine dans lequel
les Pays-Bas ont pris une réelle avance
depuis le dépôt des premiers brevets dans l es
années 1990. Mais rien de concret n’a encore
été produit.

Très sensible à la souffrance
animale
En 2009 , la décision du gouvernement néer-
landais de réduire fortement les subventions
allouées au laboratoire de Post met subite-
ment en péril ses recherches et, au-delà, le
rôle de premier plan occupé dans ce
domaine par les Pays-Bas. Pour compenser
cette diminution des fonds publics, l’univer-
sité de Maastricht se tourne alors vers le
privé. Sergey Brin est l’un des premiers à
répondre. En 2011, il investit 330.000 dollars
dans le laboratoire de Mark Post Mosa, per-
mettant ainsi à ce dernier de s’équiper et de
relancer ses travaux. La nouvelle ne sera ren-
due publique que deux ans plus tard.
Qu’e st-ce qui peut bien séduire le cofonda-

teur de Google? Le défi technologique, bien
sûr, encore et toujours! Mais aussi, et sur-
tout, les enjeux dont il est porteur et qu’il
explique dans une vidéo publiée en 2013 sur
CulturedBeef.net, le site Web créé par Mark
Post. En ce début des années 2010, la con-
sommation de viande commence à avoir
mauvaise presse. Il est vrai que son impact
sur l’environnement est tout sauf anodin.
Les chiffres, en la matière, sont sans appel : à
lui seul, l’élevage utilise 70 % de la surface
agricole mondiale, plus de 80 % en comptant
la production des céréales destinées à le
nourrir.
Les consommations d’eau sont considéra-
bles : il faut en effet 13.500 litres pour pro-
duire un kilo de bœuf, soit bien plus que les
quantités nécessaires à la culture de riz
(1.400 litres par kilo) ou de blé (1.200 litres).
Première source d’émission de CO 2 sur la
planète, l’élevage est également la principale
cause du réchauffement climatique. Quant
aux projections, elles ne sont guère rassu-
rantes : croissance de la population mon-
diale oblige, on estime en effet que la
consommation de viande augmentera de
70 % à l’horizon 2050, rendant inévitable, si
rien n’est fait, une déforestation massive
pour consacrer de nouvelles terres à l’éle-
vage. Une pression que la planète ne pourra
pas supporter. La « clean meat » que Mark
Post entend mettre au point avec le soutien
financier de Sergey Brin veut changer de
fond en comble cette inquiétante équation :

elle diminuera de 96 % les émissions de CO 2
et les consommations d’eau et réduira de
99 % les surfaces dédiées à l’élevage. Il sera
ainsi possible de nourrir un nombre gran-
dissant d’êtres humains sans nuire à la pla-
nète. Une vraie révolution...
Mais l’environnement n’est pas la seule
raison qui explique l ’intérêt que porte Sergey
Brin aux travaux de Mark Post. S’il n’est pas
végétarien lui-même, le cofondateur de Goo-
gle se dit en revanche très sensible à la souf-
france animale. Alternative crédible au
« tout-végétarien », la « clean meat » permet-
tra à ceux qui le souhaitent de continuer à
consommer de la viande tout en évitant
l’abattage de millions d’animaux. Bonne
pour l’environnement et pour les animaux,
la viande de synthèse le sera également pour
la santé humaine : cultivée in vitro, elle sera
en effet à l’abri de toute contamination. Exit
les bactéries et les intoxications alimen-
taires. Vision idyllique d’un milliardaire très
éloigné des réalités que vivent, loin de la Cali-
fornie verte et branchée, des centaines de
millions d’êtres humains qui rêvent de con-
sommer de la viande? En partie seulement.
Grâce à l’argent de Sergey Brin, les travaux de
Mark Post avancent à pas de géant. C e même
été 2013 , lors d’une grande conférence de
presse tenue à Londres, le scientifique néer-
landais présente en effet le premier hambur-
ger de synthèse produit dans le monde à par-
tir de cellules souches de vache. « Un
hamburger à 250.000 dollars », soulignera ce

La viande synthétique

de Sergey Brin

C’est à Maastricht, aux Pays-Bas, qu’a été mis au point le premier burger réalisé à partir de viande de synthèse issue de cellules
animales. Une « révolution » à laquelle est associée depuis le début Sergey Brin, cofondateur avec Larry Page de Google.

jour-là avec humour Mark Post. « Nous ne
sommes plus dans la science-fiction », dira de
son côté, par vidéo interposée, Sergey Brin.
Sur le plan scientifique de fait, il s’agit
d’une réelle avancée. Pour confectionner ce
premier steak haché entièrement en labora-
toire, l’équipe de Mark Post a d’abord prélevé
des cellules sur les tissus musculaires d’une
vache. Et pas n’importe quelles cellules : des
cellules satellites musculaires capables de
régénérer les tissus endommagés et de proli-
férer. Placées dans un bain de nutriments,
elles se sont multipliées et sont d evenues plu-
sieurs trillions – des milliards de milliards.
Des manipulations dans des bioréacteurs
ont ensuite permis de les différencier, de
créer des fibres musculaires puis des tissus
complets. Il a suffi pour finir de hacher et de
mixer ces derniers pour obtenir une vérita-
ble viande, celle-là même qui est présentée à
Londres en août 2013.Ce jour-là, une vérita-
ble dégustation est organisée par Mark Post.
Parmi les dégustateurs se trouve Josh
Schonwald, l’auteur d’un livre remarqué sur
les goûts alimentaires du futur. Son verdict
est sans appel : cette première viande de syn-
thèse a un véritable goût de bœuf même si
elle se révèle un peu terne en raison de
l’absence de graisse. C’est d’ailleurs bien une
viande, confectionnée à partir de tissus ani-
maux, ce qui la distingue radicalement des
substituts végétaux mis au point par Impos-
sible Foods ou Beyond Meat. Une étape
majeure dans le développement de la « clean
food » vient d’être franchie. Reste mainte-
nant à développer le concept. Un marché
existe en effet, que certains estiment à
1.000 milliards de dollars et qui commence à
faire rêver les investisseurs et les créateurs de
start-up. Monter sa propre entreprise : c’est

exactement ce que fait Mark Post en 2015
avec Mosa Meat, dont la direction opération-
nelle est confiée à Peter Verstrate, un mana-
ger venu de l’industrie agroalimentaire et
plus particulièrement du secteur de la
viande. Sergey Brin, passé entre-temps à la
tête du holding Aphabet chapeautant toutes
les activités de Google, en devient d’emblée
l’un des principaux actionnaires. Sur le
papier, Mosa Meat dispose des expertises
scientifiques pour fabriquer de grandes
quantités de viande propre. Un seul échan-
tillon de cellules animales permet en effet de
produire 800 millions de filaments muscu-
laires soit, en bout de chaîne, 9 tonnes de
viande prête à la consommation! Formida-
ble perspective. Mais il a fallu trois mois pour
fabriquer le hamburger de 140 grammes
présenté à Londres. Il est nécessaire désor-
mais d’industrialiser le process. C’est pour
cette raison qu’en juillet 2017, Mosa Meat lève
plus de 7 millions d’euros auprès de plu-
sieurs investisseurs, dont Bell Food Group,
l’un des principaux transformateurs de
viande et fabricants de plats cuisinés en
Europe. Objectif de Mark Post et de Peter
Verstrate : produire des hamburgers pro-
pres à grande échelle d’ici à 2021 p our un prix
abordable. Grâce au soutien précoce de Ser-
gey Brin, la start-up néerlandaise a pris une
avance décisive. Mais le temps presse :
ailleurs en Europe, aux Etats-Unis ou en
Israël, de nouveaux acteurs sont en train de
partir à l’assaut de ce marché prometteur.

Il a fallu trois mois
pour fabriquer
le hamburger
de 140 grammes
présenté à Londres.

C


’est la dernière marotte de la
Silicon Valley et elle pourrait
bien bouleverser nos habitu-
des alimentaires. Depuis quel-
ques années, plusieurs gran-
des figures de la high tech californienne se
sont attaquées à un nouveau défi : créer des
aliments – à commencer par la viande –
moins destructeurs pour l’environnement,
des « aliments propres » comme on les
appelle. Utopie? Voire! Créée en 2011 à Red-
wood City, en Californie, la société Impossi-
ble Foods fabrique déjà des substituts de
viande et de fromage fabriqués à partir de
graines, de légumes et de céréales.
Depuis 2016, il est possible de déguster,
dans un restaurant branché de New York,
l’« Impossible Burger », dont le goût et la tex-
ture reproduisent parfaitement ceux de la
viande de bœuf mais qui est entièrement
produit à partir de végétaux. L’idée a fait des
émules : depuis 2017, la chaîne de restau-
rants Wahlburgers propose ainsi dans ses
établissements un burger dont la « viande »
est réalisée à partir de protéines de blé, de
pommes de terre, de noix de coco et de sang
de synthèse.
Pour être innovants et respectueux de la
planète, ces « burgers » à base de viande
végétale sont finalement très classiques au
regard de l’avancée technologique majeure
qui s’est produite d e ce côté-ci de l’Atlantique,
à Maastricht aux Pays-Bas. Là, en effet, a été
mis au point le premier burger réalisé à par-
tir d e viande d e synthèse issue de cellules a ni-
males. Une « révolution » à laquelle est asso-
ciée depuis le début Sergey Brin, cofondateur
avec Larry Page de Google.


Depuis toujours, l’entrepreneur d’origine
russe se passionne pour l’innovation et les
défis technologiques. Derrière cette passion,
une vision : ingénieur dans l’âme, Brin est
intimement persuadé que la technologie
peut rendre le monde meilleur. Permettre à
chacun, où qu’il soit, d’avoir accès à la con-
naissance et, ce faisant, contribuer à l’aboli-
tion des frontières culturelles : telle est l’idée
qui a présidé à la fondation, en 1997, du
moteur de recherche puis au développe-
ment de toute une série de fonctionnalités
gratuites – de Google Earth à Google Books
en passant par les cartes, les images, les
vidéos ou les actualités – permettant aux uti-
lisateurs de démultiplier leurs sources
d’information. Une quinzaine d’années plus
tard, au début des années 2010, Sergey Brin
n’a rien perdu de ses convictions. Bien au
contraire! La vision originelle est devenue
une véritable philosophie où le libertarisme



  • qui place l’individu et la liberté qu’il exerce
    sur lui-même et son environnement au
    cœur des rapports économiques et sociaux –
    se mêle à une forte dose de transhumanisme
    qui prône l’utilisation de la science et de la
    technologie pour améliorer la condition
    humaine. De la voiture autonome à l’ordina-
    teur quantique personnel en passant par les
    applications n ouvelles de l’intelligence artifi-
    cielle dans les domaines du travail et de la
    santé, aucune limite ne peut être fixée à la
    technologie. Pour Sergey Brin, toutes les acti-
    vités humaines – et l’homme lui-même – ont
    vocation à être régulées par le Big Data et
    l’intelligence artificielle. En l’espace de quel-
    ques années, l’entrepreneur visionnaire est
    devenu l’un de ces « techno-prophètes »


Première source


d’émission de CO 2


sur la planète, l’élevage est


également la principale


cause du réchauffement


climatique.


parTristanGastonBreton
illustration :Pascal Garnier

6
Demain La tour géante
d’Al Walid ben Talal

SÉRIED’ÉTÉ
RÊVES DE MILLIARDAIRES
17/ 19 17/ 19
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