Numéro N°206 – Septembre 2019

(Rick Simeone) #1
Que faisaient vos parents de leurs dix doigts?
Ma mère était femme de ménage et mon père – qui
a immigré avec elle en France au moment de
la reconstruction qui a suivi la Première Guerre –
était maçon, puis manutentionnaire. Malgré
moi, j’ai très vite dépassé mon père : à 20 ans je
jouais de la guitare, je parlais l’anglais, j’avais
une boucle d’oreille, j’habitais à Londres... le pauvre
était complètement largué. Et très inquiet
pour moi.

Je me souviens d’avoir été scotché par
un spot publicitaire que vous avez réalisé pour
le lancement du parfum Jean Paul Gaultier
en 1993... D’où vous est venue l’idée d’avoir
recours au morphing, technologie qui était
très peu répandue encore à l’époque?
Ouh là là, il y a un gap, là. J’en étais encore au
moment où je rentrais de Londres...

Qui vous a dit que j’allais procéder de façon
chronologique?
Ah oui, c’est bien de me prévenir! Pour
répondre à votre question, quand j’ai commencé
à faire de la photo, le métier de photographe
était un tout autre métier qu’aujourd’hui. À mon
retour de Londres, un copain m’a fait entrer
chez Publicis en tant que stagiaire, à une époque
où l’on payait les stagiaires parce qu’on
estimait qu’il n’était pas éthique d’exploiter les
adolescents. Je dessinais et préparais les
maquettes des annonces publicitaires, et c’est
là que j’ai vu les premiers books de photographes.
Je n’avais aucun bagage, mais au moins
je savais parler anglais. Je jouais toujours de la
guitare et je fréquentais des groupes de rock.
Nombre d’entre eux – Téléphone, [Alain] Bashung
et toute la scène rock française – commençaient
à signer avec des labels, et je leur ai dit :
“Laissez-moi m’occuper de vos pochettes de
disques”, parce que personne ne le faisait
en France, alors qu’en Angleterre, c’était monnaie
courante. J’ai donc commencé à chercher
des photographes, jusqu’au jour où j’ai décidé
de réaliser les photos moi-même. Quand
j’ai commencé, je n’avais aucune culture de la
photographie, je n’avais entendu parler ni
de Richard Avedon ni d’Irving Penn. Ce qui n’est
pas plus mal, dans la mesure où voir le travail
des autres peut être paralysant. L’instinct, parfois,
c’est mieux. Je me souviens de m’être senti
très complexé socialement, en venant du 9-3 et
en intégrant une boîte de pub où tout le monde
sortait de Penninghen [école d’arts graphiques].
L’Angleterre m’avait façonné autrement. Quand
il y avait un photographe ou un illustrateur anglais
qui arrivait chez Publicis pour présenter son
dossier, on venait toujours me chercher parce que
je maîtrisais parfaitement le cockney alors qu’eux
baragouinaient un franglais plus qu’approximatif.
Les photographes de l’époque – Richard

une folle de la mode, je ne vais pas m’en sortir.
Lorsque j’étais enfant, ma mère a eu la très bonne
idée de m’inscrire dans la chorale de l’église
d’Aubervilliers. Pour vous donner un peu de
contexte, je suis né en 1949, à l’après-guerre, dans
une famille d’immigrés italiens. Pendant
ma jeunesse, il n’y avait pas de journaux, pas
de télévision, pas d’images, pas de statues.
Le monde dans lequel je vivais était de couleur
grise, sépia et noire. Il n’y avait aucune
représentation du corps, aucune nudité, tout le
monde était couvert. Du coup, lorsque ma
mère m’a emmené à l’église, c’était comme si elle
m’emmenait voir une exposition de Jeff Koons.
La couleur, l’odeur, l’encens, les statues, la
sensualité, l’extase, la beauté...


... les prêtres friands de chair fraîche...
Je n’ai jamais eu de problème à ce niveau-là,
Dieu merci. L’église, pour moi, relevait du fantasme :
il y avait des corps, des courbes, des muscles,
du sang, et c’était la première fois que j’étais
confronté à une telle sensualité. Des icônes que
j’ai retrouvées par la suite dans la musique :
les pochettes de disques de Jimi Hendrix ou
d’Elvis Presley, pour moi, c’était exactement la
même chose. Bref, à l’âge de 20 ans, j’ai quitté
Aubervilliers et je suis parti en pèlerinage sur l’île
de Wight pour un concert de Jimi Hendrix.
Et je n’en suis jamais revenu. Je suis resté à Londres
où j’ai appris l’anglais en travaillant dans des
boîtes de nuit.


Et vous faisiez quoi dans les boîtes de nuit?
La porte?
J’avais la violence, mais pas la corpulence
pour faire la porte, j’ai donc atterri au vestiaire
d’une boîte tenue par des Français, qui
s’appelait La Poubelle. Puis je suis passé derrière
le bar et j’ai fini DJ. D’ailleurs, à l’époque, le
mot “DJ” n’existait pas, on appelait ça “disquaire”.
Je tiens d’ailleurs à rappeler que la discothèque
est une invention française, les Anglais, quant
à eux, ne juraient que par les pubs et la musique
live. Bref, à Londres, j’ai appris une nouvelle
langue, et j’ai appris à m’en servir – car dans le
9-3, c’était plutôt la misère...


Comment se vivait la sexualité en 1970, dans
les années pré-sida?
J’avais 20 ans, j’avais des trucs qui poussaient
dans tous les sens, et je n’avais pas été éduqué
à ça pendant ma jeunesse. Donc je vous laisse
imaginer. Il y avait beaucoup de branlette, déjà,
puis tout à coup il y a eu les petites Anglaises...
Puis le sexe, le corps des filles, des expériences
de drogues, la musique... Quand je suis
finalement rentré à Aubervilliers, un peu esquinté



  • parce que tout ça, ça forme, mais ça abîme
    aussi, forcément – mes amis d’enfance ne m’ont
    pas reconnu, et moi non plus.


Profil – Jean-Baptiste Mondino


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