Numéro N°206 – Septembre 2019

(Rick Simeone) #1
Ci-contre : Philharmonie de Paris,
Paris XIXe. Bâtiment conçu
par Jean Nouvel – Ateliers Jean
Nouvel, en collaboration,
pour la conception et la réalisation
de la salle de concert, avec
l’architecte Brigitte
Métra – Métra + Associés.

Photo

: Lida Guan

Architecture – Paris


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De Lutèce à nos jours, Paris a toujours été
l’épicentre historique de la “fabrication” de la
France, c’est son principal atout. Tant de
souverains de droit divin ou de chefs d’État
démocratiquement élus, d’artistes, de
scientifiques ou de philosophes y ont passé leur
vie et ont marqué à jamais cette cité de leurs
témoignages construits ou écrits et de leurs œuvres
d’art. Cependant, le défaut actuel de la ville
de Paris est qu’elle semble l’avoir oublié et qu’elle
se développe sans avoir l’ambition de perpétuer
cette incroyable histoire.
J’apprécie la “symphonie grise” de Paris :
celle de ses toits en particulier, la poétique
des ciels gris parisiens, le rai de lumière qui filtre
à travers les nuages gris, l’épaisseur de l’air...
J’abhorre tout ce qui s’est construit sans cette
conscience de l’épaisseur de l’air, et tout ce
qui devrait être ailleurs, c’est-à-dire n’importe
où. À Paris, il y a tant de lieux que j’adore,
tant et tant. Des plus sacrés aux plus privés, de
la Sainte-Chapelle à la “maison de verre”,
du parc des Buttes-Chaumont au Palais-Royal
en passant par les fonds de perspective de la
plupart des rues... Paris est un lieu où le secret
dépend du moment. Pour moi, le secret vient
de la nuit. Les lieux les moins secrets deviennent
alors les plus secrets : la Seine, ses quais, ses
ponts, la tour Eiffel... À certains moments,
l’endroit le plus secret devient, pour moi, l’avion
de nuit, celui qui survole un Paris où la lumière
révèle les tracés urbains. La nuit, certes, toutes
les villes sont belles, mais Paris, Ville lumière, est
sublime. Je suis devenu parisien à 20 ans.
Mes souvenirs personnels sont liés à mes amitiés,
à mes amours. J’ai habité plusieurs Paris :
souvenirs de la rue de Seine, de l’École des beaux-
arts, des soirées de rendu de “rouge-vin”, grand
concours annuel, sur les quais, suivi du traditionnel
pique-nique près du pont des Arts. Je me
souviens aussi très bien de la Jeep militaire kaki
prêtée par Claude Parent, avec le logo “Architecture
Principe” inscrit sur le capot, pour de mémorables
virées à Saint-Germain-des-Prés.
Bien qu’elles soient professionnelles, mes
expériences les plus fâcheuses ont un rapport
avec ma vie personnelle – je n’ai jamais pu faire
la différence entre les deux! Ces expériences
sont liées aux injustices que j’ai subies sur des
projets que je considérais comme des cadeaux
pour Paris, des projets qui m’avaient été attribués,
puis qui ont été annulés. Le premier d’entre
eux concerne l’Exposition universelle pour le
bicentenaire de la Révolution française.
J’étais dans ma voiture lorsque j’ai appris à la
radio que François Mitterrand avait décidé

de la supprimer. J’ai freiné, et la voiture qui
me suivait a heurté mon pare-chocs. Puis il y a eu
la Tour sans fin – la mal nommée –, gratte-ciel
de 400 mètres de hauteur, campanile de la
Grande Arche de la Défense, d’une perception
“trans-apparente” depuis l’axe de la rue de
Rivoli, subtilement visible, attendue par tout le
milieu architectural... et annulée sans sommation.
Puis une nouvelle annulation, toujours à
la Défense. La tour Signal, cette fois, nouvelle
typologie de mixité urbaine intégrant, dans
le même édifice, commerces, bureaux, hôtel et
logements. Une tour caractérisée par
de grandes loges ouvertes sur le ciel parisien,
sur les perspectives et le panorama de la
capitale. Sans oublier mon projet pour le Stade
de France pour la Coupe du monde de football
de 1998, projet lauréat, puis annulé par Édouard
Balladur. La Cour européenne de justice me
donnera raison, mais trop tard!
Construire à Paris, imaginer un nouveau
fragment de la ville, offrir un nouveau témoignage
de l’époque représentent toujours une sérieuse
montée d’adrénaline et la certitude de passer de
nombreuses matinées dans l’obscurité et le
silence. La première spécificité de cette ville est
sa pétrification, la succession de monuments
et de pièces urbaines qui ont subsisté aux grandes
démolitions haussmanniennes. Ces démolitions
ont traversé les vieux quartiers pour structurer
la cité à l’échelle d’un nouveau Paris et ont
tracé de nouvelles perspectives. La perspective
est une notion forte de l’architecture française
à l’échelle des territoires, que l’on a aujourd’hui
oubliée... Paris a laissé trop de place à l’“ubu-
urbanisme” qui juxtapose, sans composition claire
et sans perspectives identifiées, les petits îlots
qui donnent davantage lieu à une décomposition
qu’à une composition, et qui, chemin faisant,
méprisent et affaiblissent cette ville-musée. Paris
doit devenir une ville-musée, mais une ville-
musée vivante! Une ville que l’on veut visiter et
dans laquelle on doit vouloir et pouvoir habiter.
Une ville qui intègre l’ensemble des témoignages,
des plus anciens aux plus récents, chacun d’eux
écrivant une page du fameux “livre de pierre”.
Pour que Paris devienne une métropole du
x x ie siècle, il lui manque la volonté totale d’être
le permanent témoin de la vie des générations
successives dans une conscience de l’élaboration
des territoires de la ville. On doit prendre
conscience qu’une ville ne se fait pas avec des
“architectures à jeter”, et qu’à l’époque du
développement durable, la durabilité – au sens
étymologique du terme – des architectures est
un paramètre vital pour une ville historique.

PARIS PAR JEAN NOUVEL

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