Numéro N°206 – Septembre 2019

(Rick Simeone) #1
comme le tube de peinture par exemple,
qui a permis aux artistes d’aller peindre à
l’extérieur. Maintenant, nous avons
l’ordinateur, Internet et l’écran haute
résolution Retina. Nous avons accès à
des milliards d’informations que nous
pouvons visionner sur un très bel écran.
Mais il semble que notre créativité soit
à la traîne par rapport aux ordinateurs
que nous fabriquons. Nos yeux n’ont
pas encore changé de résolution. Les
mains à cinq doigts dont nous nous
servons sont les mêmes que celles que
les artistes utilisaient il y a 30 000 ans
pour peindre des animaux. Les ordinateurs
que nous produisons sont extrêmement
puissants et ont considérablement
évolué ces vingt dernières années. Mais
les humains, eux, n’ont pas beaucoup
changé. Dans le monde de la technologie,
nous pouvons utiliser le mot ‘progrès’ [...].
Mais je ne pense pas que vous
puissiez utiliser le mot ‘progrès’ dans
le monde culturel.”
Lui-même passa une dizaine
d’années à pratiquer l’animation 3D,
et il y a probablement un peu de
cela dans les grandes sculptures en
forme de têtes peintes qu’il exposa
en 2017 à Modern Art Oxford (Speakers,
2017), inspirées par sept personnages
féminins de la ville, et exposées avec
une bande-son de piano, violons
et violoncelle. Celles, plus petites, qu’il
présenta à M Woods, à Pékin
(Heads, 2018) forment, de leur côté,
un panthéon pas si sexué que cela.
“Quand je me pose la question du
genre, de ce qui caractérise un homme
et une femme, je me la pose en tant
qu’homme. L’histoire du portrait, quant
à elle, a principalement été écrite
par des hommes qui peignent de
jeunes femmes. Ainsi, en 2016, il est
tout à fait impossible pour moi de
simplement peindre de jolies femmes.
Cela n’aurait aucun sens. Les rues
sont pleines de jolies filles et vous
pourriez vous dire : ‘Je peins de
belles choses, alors pourquoi pas de
belles filles? Je veux dire, c’est un
bon sujet, non ?’ Mais en fait, ce n’est
pas le cas, car cela ne pose pas
les bonnes questions à propos de
ce qui est beau, de ce qu’est
une belle personne ou un beau
visage”, explique-t-il.

Double page précédente :
installation réalisée pour
l’exposition Pastel et nu (2015)
au Centre culturel suisse, Paris IIIe.
Sur un nu d’après Félix Vallotton,
peint sur le mur du Centre culturel,
Nicolas Party a superposé le
tableau, encadré, d’un de ses
paysages colorés.
Ci-contre : Still Life (2017 ).
Pastel sur toile, 140 x 110 cm.

Nicolas Party. Courtesy of the artist, Hauser

&
Wirth, Galerie Gregor Staiger, Zurich, and The Modern Institute/Toby Webster Ltd, Glasgow. Photo

: Isabelle Arthuis

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Point de vue – Nicolas Party


Par Éric Troncy


Alors qu’il n’a pas encore 40 ans, les
œuvres de Nicolas Party sont de celles
qui s’imposent à nous, irrésistiblement.
Son exposition au Modern Institute de
Glasgow cet été (du 25 mai au 24 août)
en a encore fait la preuve, avant celles,
à venir, chez Xavier Hufkens à Bruxelles
en novembre, puis chez Hauser & Wirth
à Los Angeles en février 2020, expliquant
l’ascension fulgurante d’un artiste qui
ne fit jamais aucune concession au goût
dominant et sut prendre le risque de
la liberté.
Couleurs criardes, ornementalisme
débridé, figuration parfois hautement
naïve impliquant chatons, fruits
et théières, visages façon portraits du
Fayoum soumis à de violentes
solarisations... Nicolas Party ne mit pas
toutes les chances de son côté pour
susciter l’intérêt d’une discipline peu avide
d’incongruité. Son tableau Landscape,
un pastel sur toile daté de 2015, estimé
entre 100 000 et 150 000 dollars par la
maison de ventes Phillips, s’est pourtant
vendu plus de six fois son estimation
basse, à 608 000 dollars en mai 2019.
Un record en termes de mauvaise
prévision, malgré un précédent récent :
Sunset, un autre pastel sur toile estimé
à 60 000 dollars, qui trouva acquéreur
pour 330 000 chez Phillips en 2018,
l’année même de sa réalisation, à
l’occasion de la New York Charity Auction.
Cet été, au Modern Institute de
Glasgow, son exposition Polychrome
le fut, assurément, avec ses murs
jaune vif, ses grands socles faisant office
d’éléments architecturaux rouges ou
violets, et ses sculptures de fragments
de corps : un pied vert, un buste
violet, un doigt bleu... complétés par
des pastels sur toile figurant de
curieux personnages comme étonnés
d’être entourés de papillons. L’espace
était divisé en plusieurs salles, reliées
par de petites portes au faîte arrondi
ouvrant sur un “monde” que l’artiste prend
plaisir à rendre complexe, noyant le
spectateur dans un flot d’informations
visuelles interdisant une lecture
univoque. Si Nicolas Party cite Gauguin
(“Je ne veux faire que de l’art simple”),
ses expositions relèvent toutefois d’un
patient travail de layering [stratification],
entravant une consommation trop rapide.
Son univers aussi unique qu’inattendu


entrelace des influences allant des
sarcophages égyptiens à Félix Vallotton,
René Magritte ou Giorgio Morandi.
Accrochant ses toiles sur des murs
peints, ou parmi des arbres simplifiés
et multicolores, il installe, en lieu et
place du “cube blanc”, un paysage
onirique tenant lieu, peut-être, de décor.
Né à Lausanne, Nicolas Party
étudia le cinéma et le graphisme à l’École
cantonale d’art de Lausanne (ÉCAL),
puis les arts visuels à la Glasgow School
of Art. C’est à Glasgow, il y a presque
dix ans, qu’il présenta l’une de ses
premières expositions personnelles,
Dinner for 24 Elephants. Celle-ci
s’amorça en effet, le 2 septembre
2011, sous la forme d’un dîner destiné
à vingt-quatre convives. “Quand vous
êtes un jeune artiste, vous entendez
constamment parler de réseautage, de
la nécessité de créer des liens pour
réussir. Vous entendez aussi parler de
dîners d’art, où beaucoup de ces réseaux
se constituent. Prendre des décisions
autour d’un dîner est un très ancien rituel


  • de la Bible au G7 – et une importante
    tradition. Dinner for 24 Elephants
    mettait en scène un dîner d’artistes :
    au lieu d’aller dîner après le vernissage,
    le dîner était le sujet même de
    l’exposition”, confiait-il à la critique d’art
    Rita Vitorelli. Party dessina les assiettes,
    les tables et vingt-quatre tabourets
    représentant de petits éléphants : il conçut
    aussi le dîner, sept plats (parmi
    lesquels une seule et unique huître, une
    saucisse, un poisson, une poire pochée

  • autant de motifs que l’on retrouve
    dans sa peinture). Les invités furent choisis
    par les deux directeurs de la galerie, qui
    firent ce soir-là le service, accompagnés
    de l’artiste lui-même.
    Party est souvent qualifié d’“artiste
    post-Internet”, ce qui est plutôt curieux
    pour quelqu’un utilisant le pastel
    (une technique renvoyant plutôt à la fin
    du x v i ie siècle). Une façon peut-être
    de souligner la nouveauté de son œuvre.
    “Nous sommes tellement habitués à
    voir des images générées par ordinateur
    que cela influence énormément notre
    façon de percevoir les images”, relève
    Party, qui ajoute : “Les inve ntions
    techniques ont toujours un impact sur
    la façon dont l’art se fait. Parfois,
    l’innovation peut être toute simple,

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