Numéro N°206 – Septembre 2019

(Rick Simeone) #1

Sacré numéro – Isabelle Huppert


L’idée du voyage, du déplacement, semble
en tout cas guider vos choix récents.
La motivation première, c’est d’abord le cinéma.
Il se trouve que mes deux derniers films sortis
[en plus de Frankie, Isabelle Huppert a tenu le
premier rôle de Greta, de l’Irlandais Neil
Jordan] impliquaient un déplacement. C’est plutôt
un hasard. J’ai rencontré Ira Sachs il y a
quelque temps déjà. J’aimais ses films, notamment
Love Is Strange et Brooklyn Village. Ira a fini par
écrire cette histoire qu’il a imaginée pour moi.

Vous êtes actrice et seulement actrice, sans
exprimer le désir de réaliser. Mais votre
implication artistique dans les films dépasse
ce qu’on attend en général d’une
comédienne.
C’est peut-être la place que j’y prends, un
territoire que j’investis. Dans ce film en particulier,
la sensation se trouve redoublée car mon
personnage est une actrice. Mais si on regarde
bien Frankie, cet état de fait est peu exploité.
La panoplie mythologique associée à une actrice
n’est pas déployée. On ne me voit pas
particulièrement “faire l’actrice”. C’est simplement
dit et cela suffit à imprégner l’image. Au cinéma,
il suffit de pas grand-chose pour que la
croyance s’enclenche et que tout un imaginaire
se déploie. Une ou deux fois, je me suis
demandé à quoi cela servait que mon personnage
soit actrice, mais j’ai eu la réponse : cela
sert à ce que les gens voient le film à travers
ce prisme-là.

Voyez-vous les films que vous tournez comme
des autoportraits?
Antonioni disait que tout film est autobiographique
et c’est aussi vrai sans doute pour une actrice,
mais sûrement de manière impensée. Il y a
toujours une forme d’autoportrait dans mes rôles,
même si personne ne connaîtra ma vie à
travers les films que je tourne. Cela reste masqué :
quelque part, une vérité se cache. Il y a un
inconscient au travail et quelque chose se dépose
dans le film, comme une trace découverte plus
tard. Quelque chose se dépose à notre insu, si
l’on croit que le cinéma possède ce pouvoir-là.

Frankie fait partie des films qui prennent le
temps de laisser se déposer des stigmates, des
sensations.
Nous en parlions il y a quelque temps avec
Pascal Greggory. Nous avions souvent l’impression
de ne rien faire, dans ce cas-là on se demande
ce qui va rester. On est plutôt dans une sorte de
degré zéro du jeu. Et c’est là où le cinéma agit
dans toute sa puissance, cette puissance à

Depuis quatre décennies, la filmographie
exceptionnelle d’Isabelle Huppert, à elle seule,
raconte l’aventure des formes contemporaines
sur grand écran, d’Otto Preminger à Jean-Luc
Godard, en passant par Maurice Pialat, André
Téchiné, Benoît Jacquot, Serge Bozon, Hong
Sang-soo ou encore Claire Denis. À une
époque où l’engouement du public pour les
séries semble donner aux plateformes de
streaming mondialisées une forme de toute-
puissance, l’ancienne actrice préférée
de Claude Chabrol incarne une idée éternelle
et vivace du septième art – et qui semble
s’incarner dans ses traits à la fois frêles et décidés.
Depuis un an, Huppert a tourné dans la
nouvelle création du scénariste de Mad Men, ainsi
que dans un épisode savoureux de Dix pour
cent consacré à sa boulimie de travail... Dans
son nouveau film réalisé par l’Américain Ira
Sachs, Frankie, elle interprète un personnage
justement en proie à la finitude : une actrice
malade qui vit ses dernières semaines en cherchant
l’apaisement dans les conversations et les
paysages, sur la côte ouest du Portugal. Sans
en faire trop, l’actrice joue avec son image,
tout en semblant s’en détacher. Ce jeu entre le
plein et le vide rend chacune de ses
apparitions captivantes. Nous avons discuté
avec elle de ce tournage, de sa carrière et de sa
conception intime du cinéma.

NUMÉRO : Frankie, le nouveau film dans lequel
vous jouez, raconte, par touches impressionnistes,
les vacances d’une grande actrice qui se
sait condamnée par la maladie. Sur cette trame
narrative ténue, le film se déploie...
ISABELLE HUPPERT : Oui, c’est exactement
ça, le film s’enroule inexorablement autour d’un
événement majeur, mais qui ne nous est pas
révélé d’une manière fracassante. Une femme
va mourir. Et cette douceur fabrique
précisément la douleur et sa brutalité. Il existe
des films plus spectaculaires que Frankie,
mais cela n’enlève rien à son ampleur. Et donc,
oui, c’est un film intimiste comme on dit, mais
Ira Sachs a choisi de tourner dans des décors
majestueux, à Sintra, au Portugal, et il y a
une collusion entre l’aspect intime et très privé
de ce qui se joue entre les personnes et leur
confrontation à ce lieu, qui correspond à leurs
tourments intérieurs. C’était une assez belle
idée d’aller filmer au Portugal, une terre un peu
neutre qui nous réunit tous, venus de France
et des États-Unis.

Quand vous décidez de tourner un film,
qu’est-ce qui détermine votre envie?

Propos recueillis par Olivier Joyard


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