Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1
sa mise en scène. A se pencher sur sa filmographie, la thématique
revient il est vrai souvent : qu’il s’agisse de la relation toxique entre
les deux amants de Keep the Lights On, de la séparation forcée,
pour raisons économiques, des deux époux de Love Is Strange, ou
des conséquences de la gentrification dans Brooklyn Village. Dans
Frankie aussi, l’argent s’immisce dans les relations, contraint
les individus, biaise leurs jugements. Mais il le fait sans effusion, ou
presque, dans la douceur ouatée d’une petite station balnéaire au
sud du Portugal, où s’égrènent paresseusement les heures du jour.
“L’idée m’est venue il y a longtemps, une vingtaine d’années
je dirais, en voyant un film que Satyajit Ray a réalisé en 1962,
Kanchenjungha, où l’on suit une journée durant une famille
bourgeoise en vacances dans le Darjeeling. Elle m’est revenue ces
dernières années, à l’occasion d’événements dans ma vie (pudique,
il n’en dira pas plus – ndlr), mais ce sont surtout deux rencontres
qui l’ont catalysée : d’une part le producteur Saïd Ben Saïd, qui
m’a proposé de travailler avec lui, d’autre part Isabelle Huppert, qui
m’a approché au moment où sortait Love Is Strange pour me dire
combien elle aimait mon travail.” Les trois se sont ainsi associés
autour d’un scénario coécrit avec Mauricio Zacharias, le complice
de Sachs depuis Keep the Lights On en 2012, et d’une envie
forte : se déterritorialiser – s’il ne prononcera pas le mot lors
de cette rencontre, le cinéaste new-yorkais le connaît
nécessairement puisqu’il suivit, un semestre durant, en 1986,
les cours de Gilles Deleuze (comme il nous l’avait confié lors
d’un précédent entretien en 2014).

IL EST DE COUTUME QUE LA DISCUSSION ENTRE UN
CRITIQUE ET UN CINÉASTE S’AMORCE AUTOUR DE
LA GENÈSE DU PROJET, des choix de casting ou encore des
liens avec le reste de l’œuvre. Or, sans que ce soit intentionnel,
plutôt de l’ordre de la coïncidence de small talk, c’est d’emblée
d’argent, de capitalisme et de ventes internationales que nous
parlons avec Ira Sachs, au lendemain de la première projection
de son film Frankie, à Cannes, en mai. “Un festival est l’endroit
par excellence où l’art entre en contact avec le capitalisme. Et comme
toujours, le capitalisme est violent. En ce qui me concerne, ça va, car
le film avait été vendu avant, mais c’est toujours dur, je trouve,
ces rapports marchands qui se glissent absolument partout...”, lâche
le cinéaste, qui participe pour la première fois à la compétition
officielle du plus grand festival du monde, lui qui avait plutôt eu
jusqu’ici les honneurs de Sundance et de Berlin. Pour inhabituelle
qu’elle soit, une telle entame n’est toutefois pas illogique, eu
égard à la nature de ce film-ci : il y est en effet question d’une
célèbre actrice, éponyme, jouée par Isabelle Huppert, qui se sait
condamnée et rassemble toute sa famille à Sintra, au Portugal,
afin de régler ce qui peut l’être – et notamment son héritage.
“La famille a toujours été liée à l’argent. Dès qu’on y parle de vie ou
de mort, d’avoir des enfants ou de perdre un parent, l’argent est là.
Je suis de toute façon incapable de concevoir un personnage sans penser
à sa situation économique. On aimerait s’en extraire, parce que c’est
désagréable, parce que c’est vulgaire, mais l’argent se rappelle toujours
à nous”, analyse Ira Sachs, calmement, précisément, à l’image de


Inconditionnelle du travail d’IRA SACHS, Isabelle Huppert
a approché le cinéaste. L’auteur de Frankie évoque ici son attirance pour
le cinéma européen et la prise de risques, et sa méfiance
pour les “rapports marchands qui se glissent absolument partout”.

texte Jacky Goldberg
photo Thomas Chéné pour Les Inrockuptibles

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INTENTIONS

Les Inrockuptibles 28.08.2019 16


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