Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1
Aujourd’hui, Mati Diop en parle avec
un peu de nostalgie, en souriant, comme
d’une expérience déterminante. Ce film
non-abouti est peut-être l’une des
meilleures expériences qu’elle ait jamais
vécues. C’est là qu’elle a compris qu’il est
très difficile d’écrire, que c’est “une lutte
contre le vide, les doutes, un travail très
laborieux. Ce non-film est une histoire de
cinéma en négatif...”
Elle se met en quête de structures dans
lesquelles elle pourrait travailler, qui
seraient des laboratoires et non des écoles.
Elle trouve un cadre pour sa créativité
dans Pavillon, une résidence d’artistes
contemporains située dans le Palais de
Tokyo. Elle entre également à la fameuse
école du Fresnoy, dans le Nord. Elle y
rencontre aussi des gens qui deviendront
ses amis (de vie et de cinéma) : Gabriel
Abrantes (l’auteur de Diamantino),
Benjamin Crotty (Fort Buchanan,
dans lequel Mati joue), Pierre-Edouard
Dumora (réalisateur, plasticien et

collaborateur de Yann Gonzalez). Et puis
il y a la rencontre avec Claire Denis, qui
va interrompre son séjour près de Lille.
La cinéaste la choisit pour jouer dans l’un
de ses plus beaux films, 35 Rhums (2008),
dans lequel elle joue un rôle important,
celui de la fille d’Alex Descas. Là, Mati
m’explique avec enthousiasme et des
gestes amples qu’elle a vécu ce tournage
comme son “école de cinéma”. D’abord
parce qu’elle voit Denis travailler. Mais
aussi parce qu’en jouant elle peut “entrer
à l’intérieur de la matière cinéma”. Mais les
rôles qu’on lui propose par la suite ne se
montrent pas à la hauteur de ses attentes
et de ses exigences. Alors Mati s’engage
pleinement dans la mise en scène.

Il lui reste six à neuf mois avant
de retourner au Fresnoy. Elle part
à Dakar à la rencontre de ses origines
cinématographiques et familiales. 2008,
c’est l’année des dix ans de la mort
de son oncle : “C’est le moment où je prends
conscience de la perte : la sienne et celle
de son cinéma. Le fait d’avoir joué la fille
d’un homme noir dans 35 Rhums me
rappelle aussi que je ne suis pas que blanche.”
Elle n’a jamais perdu le contact avec
le Sénégal, où ses parents l’ont
régulièrement emmenée. Mais elle y
retourne cette fois-ci dans un but précis,
celui de prendre le relais de son oncle.
Elle va tourner un film, autoproduit.
Elle trouve un peu d’argent, se fait aider
par Charles de Meaux (cinéaste et
producteur, notamment d’Apichatpong
Weerasethakul). Elle souhaite que ce film
soit un dialogue autour de l’exil entre
sa génération et celle de son oncle.
Ce sera Mille Soleils. Mais un événement
va retarder la production de ce film.
Mati Diop connaît un choc en arrivant
à Dakar. Alors qu’elle revenait,
légalement, dans le pays d’origine de son
père, elle se trouve confrontée à l’actualité
très sombre de l’époque : le mouvement
“Barcelone ou la mort”. A cause du
chômage, de la misère, les jeunes
Sénégalais, en masse, essaient de gagner
l’Espagne en pirogue. Beaucoup se
noient, d’autres sont renvoyés au Sénégal,
d’autres y parviennent. Ces deux
mouvements – le sien, libre de
mouvement, volontaire, vers le Sénégal,
le leur, tragique, “clandestin” (même
si elle récuse ce mot), désespéré vers

“par orgueil”, avoue-t-elle en souriant.
En 2005, un homme l’aborde dans un
café. C’est le cinéaste lituanien Sharunas
Bartas, en plein casting sauvage. Il lui
propose immédiatement de jouer dans
son prochain film. Elle ne le connaît pas.
Va voir Seven Invisible Men et en ressort
bouleversée. Elle accepte de le suivre
en Lituanie, à condition d’être aussi son
assistante, car elle veut surtout apprendre
à faire des films. Il accepte. Elle a 23 ans.
Dix jours plus tard, elle débarque
à Vilnius avec lui. Mati n’a pas froid aux
yeux et est très lucide : elle comprend
très vite que Bartas peine à écrire son
film et qu’il n’y aura pas de film. Et puis
Bartas veut aussi faire d’elle sa muse,
et elle n’a pas du tout envie “de (se)
construire au travers du regard d’un homme
metteur en scène. J’étais très méfiante.
Je voulais m’exprimer à travers mes futurs
films.” Au bout de trois mois, elle 
rentre à Paris. Le film ne se tournera que
cinq ans plus tard, sans elle.

“Aujourd’hui, je pourrais faire
un film trois fois plus cher
qu’Atlantique. Mais je n’en ai pas
forcément besoin”

Norte Distribution


Ad Vitam

Mille Soleils
(2013)

Les Inrockuptibles 28.08.2019 28

Rentrée cinéma
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