Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1
l’Occident – se transforment en “collision
entre ma démarche identitaire et
une situation socio-économique violente”.
Elle va en tirer un court métrage
documentaire très important, qui
s’appelle Atlantiques et lui inspirera
Atlantique. Aidée par son cousin, Mati
choisit de mettre son cinéma au service
d’une cause. Elle donne la parole
à un jeune homme qui a été renvoyé
au Sénégal par la Croix-Rouge et qui,
malgré les dangers qu’il a affrontés, ne
rêve que de repartir et, comme possédé,
se confie à ses amis autour d’un feu
de camp. Atlantiques est un film politique
mais aussi déjà un film de fantômes.
Atlantique le sera aussi : il brasse
les questions de l’exil, des migrations,
il rappelle que les migrants ne sont
pas des chiffres mais des êtres humains
qui n’ont pas d’autre choix, au péril de
leur vie, que de fuir leur pays “où il n’y a
que de la poussière”, comme le dit le jeune
homme. Mati Diop est là où elle devait
être, artistiquement et politiquement.
Il y a beaucoup de fantômes dans
ses films. Mille Soleils, c’est l’histoire d’un
homme qui n’est plus, d’un film qui
renaît. Dans Atlantique, on rencontre
beaucoup de fantômes, des vrais. Quel est
son rapport au fantastique? Elle me dit
que c’est la parabole, la fable politique qui

l’intéresse. Elle aime le romantisme noir.
Et puis en Afrique, souvent, on ne
distingue pas le réel du surnaturel :
le fantastique est une réalité.
Quant aux fantômes des hommes
noyés, qui reviennent hanter le corps de
leurs femmes, dans Atlantique, ce sont
pour elles des hybrides, un mélange
entre diverses inspirations : des figures
des légendes sénégalaises, “qui prennent
possession la nuit des femmes et leur
font l’amour”, des contes de marins
bretons et des djinns musulmans.
Sa situation de métisse est très
importante, c’est de là qu’elle doit
imaginer ses films. Elle a acquis
la conviction qu’un cinéaste, s’il n’occupe
pas la bonne place, la sienne, réalise
souvent des films dont on se demande
ce qui l’a poussé à les faire...
C’est pour cela qu’elle aime notamment
Apichatpong Weerasethakul, Jia Zhang-ke
ou Jordan Peele.

Mati Diop a trouvé très vite
son lieu : le cinéma. Pleine d’espoir
dans l’avenir, elle sent que le cinéma
du Sénégal, s’il n’est pas encore
une industrie, bouge. De jeunes cinéates
apparaissent. Mati Diop est très attachée
à la notion de transmission, même si
elle ne compte pas tourner tous ses films

au Sénégal. Elle a aussi trouvé un lieu de
cinéma qui lui convient en tant que
femme et féministe : c’était son premier
long métrage, c’était aussi celui de ses
deux productrices, Judith-Lou Lévy et
Eve Robin, de sa compositrice Fatima
Al Qadiri, le premier long métrage
d’envergure de sa monteuse, le premier
film d’acteurs qui n’en étaient pas. Tout se
tient. Mati Diop, on le sent dans sa façon
passionnée de parler de son art, aime cette
cohérence, parce qu’elle donne un sens
au réel. N’est-ce pas le but de tout artiste?
Depuis son prix, Mati Diop a bien
conscience qu’elle se trouve en position
de force. “Aujourd’hui, je pourrais faire
un film trois fois plus cher qu’Atlantique.
Mais je n’en ai pas forcément besoin. Je ne
sais pas encore : j’ai toujours plein de projets
assez vagues... Mon prochain film sera
peut-être un documentaire. J’ai changé de
statut, mais ça ne change pas mon rapport
au cinéma. Ensuite, oui, à Dakar, grâce
à ce prix, les gens me reconnaissent dans
la rue.” Et puis elle doit accompagner
Atlantique dans tous les pays où il a
trouvé un distributeur, et, au regard
qu’elle m’adresse, heureux, ils semblent
nombreux...

Atlantique de Mati Diop, avec Mama Sané,
Amadou Mbow, Ibrahima Traoré (Fr., Sén., Bel.,
2019, 1 h 45). Sortie le 2 octobre

Ad Vitam


Ibrahima Traoré
dans Atlantique
(2019)

29 28.08.2019 Les Inrockuptibles

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